3. Les loups

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Un orage extraordinaire éclata les semaines suivantes, provoquant un véritable torrent de boue. Les heures passées dans la guérite étaient longues et pénibles. Le vent sifflait en montant l'escalier, comme un cri qui s'élevait dans le phare. L'hiver s'annonçait rude, et les premiers charmes du froid se dégradèrent pour devenir insupportables. On ne portait jamais assez de vêtements. Le cache-col ne suffisait plus, la vareuse était trop fine, la laine, pas assez chaude. Elle s'imprégnait d'humidité et craquelait au moindre mouvement d'épaule.

Le soir, on se réchauffait les pieds près du poêle, on écoutait le charbon crépiter. Des engelures aux doigts et aux orteils, des crevasses et des croûtes qui brûlaient et grattaient lorsque l'on se trouvait à l'intérieur.

— Et merde, maugréa Oli.

Il se tenait replié sur ses mains, celles-ci emmitouflées dans un drap de laine gris qui sentait le lard que l'on avait mangé plus tôt.

— Qu'est-ce que tu fous avec ça ? s'exclama-t-on. C'est plein de graisse.

Entré dans le bunker, Ludwig déposa son barda sur la table avant de se laisser tomber sur une chaise. À son tour, il enleva ses bottes et se massa les pieds avec un soupir de satisfaction.

Les orteils étaient engourdis et durs, blanc ivoire.

Très vite, la chair devint rougeaude, puis elle se mit à brûler.

— Saloperie, reprit Oli. Je déteste ce pays.

— Il fait aussi froid que chez nous.

— Tu veux rire ! Le froid allemand, ce n'est pas la même chose...

Oli se tourna vers Ludwig, portant sous son nez le vieux torchon. Il grimaça, puis le roula en boule, le jeta dans le poêle. Le tout crépita à cause de la graisse.

— J'ai les extrémités en feu, annonça le jeune Munichois.

— Quoi, le doc t'a pas fait la piqûre avant d'entrer ?

À cette question, Oli leva les yeux sur le visage moqueur de son camarade.

— Non, s'écria-t-il, mais non ! Je te parle de mes doigts. Mes doigts !

— Tes doigts, dit Ludwig en souriant. Bien sûr.

— ​Ça​, ça ne picote pas. J'me porte très bien ! répliqua-t-il en se tenant l'entrejambe. Non, mais pour qui tu m'prends ?

Porté par cette fatigue incroyable qui savait le doter d'énergie nerveuse, l'énergie du surmenage, Ludwig s'était mis à rire.

Il observa son camarade d'un œil flou, le bras droit formant un angle droit sur le dossier de la chaise. Ses rires lui firent monter des larmes qu'il dut retenir avec effort.

Il ne sut pourquoi, mais il eut l'impression que s'il se laissait aller, jamais il ne pourrait arrêter.

Il perdrait le contrôle, les larmes exprimeraient autre chose que de l'amusement. Déjà, il lui semblait que son visage s'était crispé.

Cela se voyait-il ?

Peu à peu, ses traits échapperaient à son emprise. On ne peut faire taire les os.

Le mercredi, à dix-neuf heures trente, on se rendait au cinéma pour se tenir informé de l'actualité. Après un documentaire, le ​Deutsche Wochenschau diffusait les dernières nouvelles. Celles-ci étaient suivies d'un film.

Ce soir, on passait encore ​Le Juif éternel​.

« Y en a marre ! » hurla quelqu'un dans la salle — SILENCE !

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant