Le petit garçon court à travers l'allée entre les bâtiments, une allée d'arbres. Je ne connais pas bien les noms, mais je dirai des peupliers. Il est blond. Je ne dis pas que nous le sommes tous, mais quand même, surtout à cet âge. Vient un temps où la clarté brunit, les cheveux et le reste. L'enfant court vers son père qui écarte les bras. Il saute, je les regarde. Je trouve ça beau. J'ai honte. La scène me tire des larmes. Honte de quoi ? Je ne sais pas. De l'embarras, peut-être ? Non, c'est de la pudeur. Je n'aime pas que mes sentiments dégoulinent dans la rue, qui plus est aux yeux de tous. À cette réflexion, je me rends compte qu'il n'y a personne autour de moi, autour de nous — juste le père, l'enfant, et moi.
Lorsque je quitte l'hôpital militaire, je veux dire lorsque je sors le matin, je marche un peu, puis je prends le tramway et traverse la ville. Je cherche des scènes de vie pour contrecarrer la mort. C'est que son souffle est fétide et qu'il reste avec moi. Il est sous mes talons, sous mes semelles, il rebondit et ricane dans les flaques de boue. Il me dit d'avoir peur, que je ne perds rien pour attendre.
Je ne porte plus mes bottes, je me sens curieusement léger.
Pour cette histoire de souffle, je n'irais pas dire cela à n'importe qui ; j'ai trop peur qu'on m'enferme avec les autres.
L'autre jour, tandis que je me trouvais dans un état d'extrême agitation causé par les drogues, j'ai dit à Elise une chose : nous autres qui avons du mal n'en serons pas délivrés. J'ai affirmé de ces choses bien étranges, comme quoi nous allions vivre une autre vie, une autre époque, et que le temps d'aujourd'hui nous hanterait, que ce serait là notre pénitence ; ne pas connaître l'origine des souvenirs qui nous reviendront par vagues. Les bâtiments épargnés par les bombes renaîtront à la mémoire, d'anciennes architectures imprimées sur la rétine. Nous les reconnaîtrons sans comprendre, frappés du sentiment d'impuissance et de nostalgie, le tout assemblé dans un tremblement intérieur inexplicable.
Il me semble que Goethe a parlé de ces impressions ?
Peut-être que je me trompe, il y a longtemps que je l'ai lu.
L'année de mes 13 ans, peu avant mon entrée au château, mon oncle m'a offert le premier exemplaire de ma collection. C'est à lui que je dois ma connaissance du piano, mes premières gammes. Il souhaitait faire de moi un virtuose ; j'allais faire couler les larmes des « belles dames ». Je riais lorsqu'il disait cela, ma fierté de jeune garçon feignant l'indifférence. J'aimais le piano pour le piano, pour les émotions qu'il savait me procurer.
Émile vient d'entrer.
Il est gendarme, gendarme français. Comme les autres, il travaille pour nous. Il est sympathique, je l'apprécie. Il fait bien son travail, c'est-à-dire simplement. Pas comme ceux qui tentent de nous épater en faisant du zèle. Moi, ça ne m'épate pas de voir un Français dénoncer des familles pour se faire mousser, ou pour obtenir une invitation au gala de l'Obersturmführer Trautmann.
Dans la belle villa, on boit du champagne et on est très poli — très policé. Les coupes brillent sous les doigts des officiers qui se félicitent, qui s'auto-congratulent. On parle chiffres et productivité, l'infamie, camouflée sous un rideau velours aubergine. « Félicitations ! » « Et félicitations ! »« Mes félicitations... »
02/03/1943 1758 déportés. 03/03/1943 1732 déportés. 04/03/1943 1143 déportés. 06/03/1943 662 déportés. 12/03/1943 944 déportés. 17/04/1943 116 déportés. 19/04/1943 688 déportés.
Tant de chiffres donnent le tournis.
De Berlin à Auschwitz,
De Berlin à Theresienstadt.De Auschwitz à Berlin,
Nous roulons à vide.De Theresienstadt à Berlin,
Nous roulons à vide.Je connais un homme qui a travaillé là-bas, sur la voie dix-sept. Il dit que dans le tunnel, sous les trains, il entendait leurs voix, les railles comme des coups de tonnerre qui grondent.
Il dit que c'est Dieu qui gronde et menace d'abattre sur lui sa foudre. La brique est rouge cuivre, et dans mille ans, elle le sera encore.
Il dit que nous allons subir la défaite, que le ciel va s'abattre, mais que ces murs seront toujours debout. Il affirme également que des étrangers viendront pour voir et comprendre, pour ressentir. Je lui ai dit qu'il était fou, que s'il continuait de parler comme cela, je m'empressais d'aller le dénoncer. Pour quoi ? Je ne sais pas. Probablement pour défaitisme, ça marche à tous les coups.
La vérité, c'est qu'il a probablement raison, sûrement raison ; c'est bien ce qui m'énerve. Je veux qu'il se taise, qu'il laisse faire les choses comme nous autres. Je veux qu'il attende tranquillement, en faisant semblant de croire en nous. Si l'on arrête de croire ne serait-ce qu'un instant, à quoi bon continuer ? J'irais plutôt me jeter du haut du pont, ou bien dans la rade ; c'est un lieu que j'apprécie tout particulièrement, ici, à Toulon.
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Ce que les Murs ont vu
Ficção HistóricaAVANT LE MONSTRE, IL Y AVAIT L'ENFANT. Dès 1926, des milliers d'enfants allemands intégrèrent les Jeunesses Hitlériennes et leurs prestigieuses écoles. Mais les vertus d'excellence, d'intégrité et de fierté révèlent bientôt de dangereuses pratiques...