4. L'Enfer

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Troupeau d'hommes et de valises dans la fumée entre les trains.

Des bêtes monstrueuses, qui crachent et qui terrorisent. « À boire ! À boire ! »

Ils nous demandent à boire.

On nous ordonne de ne rien leur donner.

Alors, nous ne leur donnons rien.

« Marchez plus loin ! ​Weiter! Weiter! Weiter! »

À la charrette à bras et aux cailloux — il faut travailler avant de mourir.

Certains sont obligés de creuser leur tombe.

J'ai regardé en me taisant parce qu'il n'y avait rien à dire ; j'assistais à une abomination.

L'onde du choc, me révélant que je faisais partie de ​ça​.

Nous arrivâmes dans une petite ville monotone où la pluie froide formait un rideau à l'horizon. Les routes avaient été touchées par nos bombardements, les poteaux téléphoniques étaient abattus, couchés dans la boue.

Au loin nous parvenait un bruit de tonnerre, des grondements sourds : la proximité du front. Une pellicule de poussière recouvrait les rares voitures que nous croisions, des corps attendaient une sépulture sur la route.

J'étais dans le camion, côté passager. À ma gauche, Wilfried faisait des embardées dans le fossé pour éviter les corps. Comme cela nous ralentissait, un camion transportant les hommes de l'​Einsatzgruppe nous rattrapa, nous ordonnant d'aller plus vite et décrétant que nous leur faisions « perdre du temps. »

Le véhicule se mit à cahoter.

Nos hommes, aidés de la milice ukrainienne, placardèrent des affiches un peu partout.

Le lendemain, les Juifs de la ville se rassemblèrent à huit heures au matin.

Comme l'on s'affairait autour d'une tente qui n'avait pas tenu le coup, Elise entendit deux hommes discuter derrière elle : « T'as déjà entendu une vache meugler parce qu'elle sent qu'elle va mourir ? Les animaux, ils savent, crois-moi. J'ai bossé deux ans dans l'abattoir de mon oncle à Potsdam, sacré boulot. »

L'autre leva les yeux sur la foule qu'ils devaient surveiller.

« Même quand tu les sors des wagons » déclara-t-il, « ils ne comprennent rien. Qu'est-ce qu'il leur faut ? »

« Tu ne voudrais tout de même pas qu'ils s'agitent ? Ils nous facilitent la tâche, on pourrait dire qu'ils coopèrent ! »

Ils rirent ensemble, pas d'un rire gras comme on en trouve dans les films, ou diabolique, mais d'un rire tranquille et simple, un rire bref, guilleret, un petit rire matinal tandis que l'on sirote son café.

En avant marche​.

Le cortège chemina jusqu'au cimetière. On leur dit que l'on avait besoin de main d'œuvre sans préciser pour quoi. Ils s'interrogèrent en silence, les yeux vivotant de gauche à droite, s'entretenant de l'autre, du voisin qui n'en savait pas plus et qui angoissait tout autant.

Une vieille gare près du cimetière, les rails complètement démontés à cause des bombes, comme de vulgaires fils de fer.

Ils portaient des valises. ​S'habiller chaudement ! (La SS voulait récupérer les manteaux de fourrure pour ses hommes.) Des objets de valeur également, qui irait dans les poches des Ukrainiens pour les remercier de leur assistance.

On fait cela sur plusieurs jours, les hommes se relaient, il y a des roulements comme à l'usine.

Le massacre s'étale et se prépare à l'avance.
On a pensé à tout.

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant