Cinquième Partie : Lettres à Elise

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Liz​,

Je savais que les Français allaient s'organiser, que les jeunes allaient vouloir s'engager. Nous ferions la même chose pour notre pays.

Nous avons appris la nouvelle, hier, le 6 juin peu après minuit.

Ils ont largué les premières troupes aéroportées au-dessus de la Normandie. Ce qu'il faut maintenant, c'est étouffer le feu, un véritable feu de joie ! Il s'est amplifié à l'annonce du débarquement ​via​ Radio Londres.

On nous décrit ce qu'il se passe là-bas, dans le Nord, ce à quoi nos vaillants camarades s'exposent. On imagine bien les charniers, les cris et les bombes, tandis que nous autres, nous sommes ici, en sécurité.

Nous partons à l'aube avec ma division, nous en avons reçu l'ordre. Nous remonterons la France jusqu'au front de Normandie afin de les seconder.

Les Français, ils ne sont pas encore sauvés qu'ils ont dans l'œil le germe de la victoire... Les bonnes femmes sortent en chemise de nuit devant leur porte pour bavarder avec la voisine. Si tu voyais ça. Ils font mine de rien, mais suivent les nouvelles avec ferveur, tirent des plans sur la comète.

Je me demande ce que tu penserais de tout ça ?


Ludwig écrivait des lettres qu'il n'envoyait pas. Il les relisait comme si elles lui étaient destinées, puis imaginait Elise en train de les découvrir. Travaillait-elle toujours à l'hôpital ? Etait-elle retournée au front ? Il l'imaginait mal repartir à l'est. La première fois, c'est à peine si elle n'était pas devenue folle.

Nous allons perdre l'esprit à Tulle. Les Français étaient heureux hier. Leur ville a été libérée par les forces du maquis : nos gendarmes et soldats ont été exécutés dans les rues, d'autres ont été torturés par les partisans.

Rudolf, un camarade, tressaute à l'arrière du camion tandis qu'on roule pour la Haute-Vienne, les mains poisseuses et moites, collées au canon de son fusil. Il parle, il parle. Il parle tout le temps et trop vite. Comme si le silence lui faisait peur. Il dit que lorsqu'il ne parle pas, il entend l'air des mitraillettes, un son lointain qui se rapproche. Il se plaint d'avoir mal, dit de ses oreilles qu'elles sont douloureuses et sifflent comme après une explosion. Le doc dit qu'il a des acouphènes. Il parle de l'Est. Il y était lui aussi. Moi, je ne veux pas réfléchir à ce qui est arrivé hier. Il se met à parler des camps, il fait plus ou moins semblant d'en plaisanter. Je sais qu'il a les jetons.

Un autre dit : « Si on perd, ils effaceront toutes les preuves. » — « Mon frère m'a dit qu'ils vont organiser des marches. » — « Ah ça oui ! » répond l'autre, « Y vont les faire marcher, y vont pas s'en tirer comme ça. »

Moi, je ne veux pas réfléchir à ceux qui vont s'en tirer, à ceux qui vont marcher, à ceux qui vont tomber. J'avance avec mes œillères.

Ils continuent : « Ils tuent même les populations maintenant, là-bas en Ukraine, pour être sûr qu'y diront rien de ce qu'y ont vu. »

Moi, je ne veux pas savoir ce qu'ils ont vu, ou ce qu'ils verront, ceux qui tueront, ceux qui seront tués.

Comment t'envoyer pareille lettre ? Je me ferais fusiller.

— EN PLACE ! aboya le ​Gruppenführer​ Dittmar.

Dans un boucan d'enfer, nous nous précipitâmes sur le perron de la préfecture que nous venions de réoccuper. Comme il était malade, un camarade, Hermann, vomissait ses tripes en retrait.

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant