4. Les Méduses

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Une odeur de tabac imprégnait les fauteuils bruns du cinéma, un tissu en peau de pêche, velours râpé qui sentait parfois l'urine.

Tout en étroitesse, la salle filait sur plusieurs mètres. De longs rideaux couleur sang de bœuf étaient suspendus à une vieille poutre qui traversait la scène.

S'ils n'osaient l'avouer, certains soldats s'endormaient dans leur siège.

Lorsqu'il avait veillé le phare, Ludwig préférait également le repos aux informations quotidiennes dont on avait vent par le biais des camarades ou des lettres. D'ailleurs, les actualités ne coïncidaient pas toujours avec ce que l'on avait entendu. On ne cherchait pas à savoir pourquoi, on était rassuré.

La solitude et l'incertitude du soldat le poussent généralement à exagérer les choses.

Il ne s'asseyait plus à côté d'Oli et nourrissait envers lui une forme de rancœur depuis l'épisode des larmes. Il ne parvenait plus à se défaire du visage violacé — une couleur qu'il associait désormais à la couardise. Les hommes comme lui étaient des demies-mesures, des hésitations. Avec eux, on ne pourrait jamais avancer.

Durant l'entracte, la foule grouillait de l'uniforme bleu. Par petits groupes se détachait le feldgrau de la Wehrmacht, des hommes du génie, mais également, l'uniforme noir, saisissant. Plutôt rare, ce dernier fit grande impression. Nous admirions ces hommes comme des entités, mais eux ne regardaient personne.

La laine de jais fut un appel pour Ludwig. Elle l'attirait, le séduisait comme peut le faire une femme. Il se souvint de la première fois où il les avait vus, c'était à l'école ; il venait d'avoir seize ans.

À l'aube de la guerre, trois SS étaient venus recruter des ​Jungmannen​. Si sa décision première avait été de rejoindre la Marine, Ludwig regrettait désormais ce choix.

Seul dans la guérite, il s'imaginait parfois revêtir la vareuse, blond sur noir, puissant, respecté, intouchable. Ils inspiraient la crainte, les rangs se formaient devant eux.

On se posait des questions devant l'uniforme et les pattes d'épaules, les runes, cet alphabet germano-scandinave qui les dotait d'une aura de secret et de supériorité. Ils ne dormaient jamais devant les actualités, ils chantaient plus fort, se levaient plus fort ; leurs bottes claquaient plus fort.

On ne voyait qu'eux, n'entendait qu'eux.

Inférieurs numériquement, ces hommes étaient partout.

On se posait la question : que faisaient-ils en Norvège ? Il y avait mieux ailleurs, il y avait mieux à faire. Qui aurait dit que c'était cela, la guerre ? Attendre que quelque chose se passe en essayant de ne pas devenir fou.

On connut deux cas de désertion en janvier 1941. L'un des hommes fut retrouvé mort gelé.

La SS, lorsqu'elle récupéra le corps, lui enfonça la tête dans la glace pour en faire un épouvantail. S'il effraya les Tariers de Sibérie, il servit principalement à dissuader les soldats qui songeaient à abandonner leur poste.

On le plaça sur la route principale afin que le plus grand nombre puisse le voir. La chair était d'un bleu dragée, revêtue d'une couche de givre. Lorsque l'on marchait assez près, on entendait le corps se fendiller, il crissait, comme la neige sous les crampons des bottes. Tendues vers le ciel, les jambes étaient roides.

On le conserva ainsi jusqu'à l'oublier. Ce fut facile, car peu à peu, l'horreur devint un élément du décor. Le corps était un arbre, une banalité. Les vautours cessèrent bientôt leurs réunions, les yeux des soldats ne se levèrent plus sur la route. On discutait, on riait en passant, ignorant le mort sous la glace.

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant