2. La guérite

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L'été, la mer se retranche et laisse apparaître un tapis de pierres d'où s'échappe le parfum de l'iode et des crustacés en train de pourrir.

Le vent du Nord fait trembler la flore qui vacille à flanc de coteau. Le ciel, bleu lessive, est bas et épais, plus d'espace entre le ciel et la terre. Sur le rivage, des flaques se forment au-dessus de la mousse et deviennent le miroir des nuages. La pierre est brune, presque ocre, comme ces uniformes des sables.

Hier, un camarade parlait de l'Afrique.

Le soir, lorsque Ludwig rentre au camp, ses cheveux sont poisseux et emmêlés. Enfant, il y passait les doigts avant de les suçoter, cela avait le goût de la liberté. Désormais, cela a le goût du sel et de la solitude.

Lorsqu'il est seul dans la guérite et qu'il s'imagine jouer la ​Sonate au Clair de Lune​...

Lorsqu'il est seul dans la guérite...

Il y avait pris ses habitudes, un café dans l'écuelle en bakélite, un sucre, pas de lait.
Il aimait ça pourtant, le lait, à en vomir même ; il ne l'avait jamais toléré.

Il buvait son café par petites gorgées pour faire passer le temps. Très souvent, le café devenait froid. Il posait le récipient à l'angle de cette tablette en bois qui bordait l'ouverture dans la pierre, puis resserrait la vareuse en drap de laine bleue.

Il portait les mitaines que sa mère lui avait tricotées. La laine grattait au début, puis comme la peau, elle s'était râpée, écorchée à mesure de manœuvres.

Sa mère disait toujours:

«Pour garder les pieds sur terre, mets des pierres dans tes poches ! »

Il ne supportait plus les longues heures de patrouille sur les dunes de cailloux ronds et pâles, le bruit rocailleux sous les chaussures trop lourdes, jamais trop épaisses sur les chemins escarpés.

Un bruit de déconstruction s'échappait de ces dunes, de démantèlement, de démembrement, comme si la pierre allait s'ouvrir pour l'engloutir.

Il en rêvait parfois la nuit.

Le chant des cailloux devenait celui d'une cascade, un ruissellement clair, puis un éboulement.

Un jour, il se fit une entorse. Sa cheville céda, la gauche, et cela remonta jusque dans la cuisse, irradiant sévèrement sous la fesse. Il eut si honte qu'il ne se rendit pas à l'infirmerie et n'en parla dans aucune de ses lettres.

Sur la seconde falaise, la pierre se taisait pour devenir du sable, aussi fin que de la sciure, de la poussière. Venait l'herbe brûlée. Un chemin vous guidait alors au grand bunker. Des dunes, encore des dunes, du sable et des cailloux.

À droite, des tranchées et des ruines s'étendaient sur la lande, un quadrillage de vestiges, un autre temps, et sans cesse, le cliquetis de la musette contre la hanche de Ludwig. Le bunker circulaire apparaissait près des vaches de la vieille fermière avec qui il discutait parfois.

Aujourd'hui, lorsqu'il la vit, il ne la salua pas. Il était dans l'un de ses mauvais jours. Il pleuvait à grande eau, et Ludwig ne voulait voir personne. Il s'apprêtait à entrer dans le bunker lorsque sa jambe gauche s'enfonça tout entière dans la boue ; les fondations venaient de céder.

Le poids et la torsion du bourbier relancèrent les douleurs de la précédente entorse. Il grimaça et se retint à la poignée de la porte, appela à l'aide : « ​HILFE!​ »

Ses collègues arrivèrent depuis la salle des communications, dévalant les marches deux par deux avant de l'extraire de son trou.

Ludwig se plia sur sa jambe et ne songea pas à les remercier. Elle n'était pas cassée, ce qu'il avait craint ; c'était bien l'essentiel. Les autres s'en allèrent en maugréant qu'il fallait renforcer le sol. C'étaient ces gars qu'il n'aimait pas, ceux qui craignaient de repartir au front, planqués derrière leurs émetteurs radio.

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant