6. Le Frère

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« Je ne crois plus en rien » déclara Ludwig.

Ce n'était pas une phrase en l'air, ni même un moment de relâchement.

La victoire finale, tout ce à quoi l'on escomptait, n'était pas aussi rapide que prévu. Les Russes auraient dû se soumettre dès le départ, c'est ce que l'on nous avait dit, ce que l'on nous avait rabâché.

Ce serait facile — des ​sous-hommes — aucune résistance. Dans ce cas, pourquoi étaient-ils plus forts que nous ?

Ils connaissaient l'hiver, le contrôlaient. Il me semblait pourtant que nos hivers étaient également assez rudes.

Plus rien ne bougeait, cela faisait pratiquement un mois que nous faisions du sur place sur la ligne d'hiver, coincés dans un village perdu au nom imprononçable.

La plupart du temps, nous restions enfermés dans les masures, au coin d'un feu. Certaines nuits, l'artillerie russe venait nous taquiner sur la plaine pour tenter de nous déloger.

On nous promettait des chars à la radio, des chars et des munitions. Nous attendions le retour de l'espoir, la foi en la victoire.

Nous attentions Stalingrad, le soleil et le printemps.

Moi, je me demandais si nous l'atteindrions un jour, mais ne disais rien.

Douter était mal vu, défaitiste. Des hommes avaient fui, refusant de tirer sur les fils de ces vieilles femmes des ​datchas​, ces mères qui nous accueillaient et nous offraient la soupe.

La plupart du temps, les soldats qui désobéissaient mouraient gelés dans la neige à quelques kilomètres.

Pour les autres déserteurs, ceux qui étaient retrouvés vivants, c'était le peloton d'exécution derrière la cabane.

Des camarades tiraient sur d'autres camarades parce qu'ils en avaient reçu l'ordre. Ils tiraient, de peur de se retrouver face au mur.

C'était cela, l'absurdité de la guerre, un engrenage sans fin, un cercle de contrôle et de peur.

Le mardi 13 novembre, un soldat tua son frère.

Il se mit à trembler sur le fusil pour ne plus jamais arrêter. Il fit un tour par l'infirmerie où il répétait sans cesse la même chose : qu'il irait jouer au football avec son frère à l'​Englischer Garten de Munich.

D'autres l'ont envoyé à l'arrière, je n'ai jamais su ce qui est advenu par la suite.

Il était devenu fou, comme nous autres, mais sans chercher à le dissimuler derrière ce visage formel que nous tous arborions.

Nous savions, nous n'avions plus d'emprise, la victoire n'était qu'un mot dans une liste de vocabulaire.

— Nous allons mourir, assura Ludwig. Tous, un par un, si l'on recule...

— Et si l'on avance ?

Il eut un sourire.

— Si l'on avance, Ludwig ? répéta Elise.

— Peut-être que c'est bien fait, répondit-il, peut-être qu'on s'est trompé.

Il avait dit cela de manière tout à fait plate, sans émotion venue colorer sa voix.

Elle était blanche et vide.

— ​Peut-être​ ? reprit la jeune femme. Après ce qu'on a fait...

Il riait dans sa chaise, d'un rire calme et nostalgique.

— Tu n'as rien fait toi, souffla-t-il, et pourtant tu as la frousse...

— Si nous perdons, ce sera terrible. J'ai vu, j'ai fait, c'est la même chose.

Ludwig haussa les épaules, les sourcils s'animant au-dessus du vide.

— Arrête de te flageller, veux-tu ? On n'est pas à l'église. Tu vois ce qui se passe ? Dieu n'est pas là, Dieu n'est nul part.

— Si tu étais croyant, tu saurais que l'Eglise... Elle inspira : On est partout à l'Eglise. Dieu voit tout, et je crois qu'il saura faire la différence.

Le jeune Allemand éclata de rire :

— La ​différence ? Entre toi et moi, c'est ça que tu veux dire ? Tout ça, c'est pour te rassurer. Tu dis ça pour te rassurer. Tu es ridicule !

Près du lit d'appoint, la jeune femme trouva la force de ne pas baisser la tête.

Elle le dévisagea, les yeux pleins de ces larmes qui contiennent la rage.

— Tu ne regrettes rien. Je suis peut-être lâche, mais toi, tu es fou.

Il secoua la tête, levant son verre dans un rayon de lumière.

— Je tue des enfants et des femmes parce que je ne suis pas marié. C'est normal que je le fasse, les autres sont pères de famille. Quand on y pense, reprit-il en ouvrant les yeux, c'est assez logique. Tu crois que je suis aveugle... Il se mit à ricaner : Toi qui t'es entichée de moi dès l'école, tu ne me connais vraiment pas.

— Je ne me suis jamais entichée de toi.

— Oui, fit-il en s'enfonçant dans le fauteuil, bien sûr... Quand on était là-bas... Tu t'en souviens ?

— Bien sûr, je m'en souviens.

— On ramassait les doryphores avec les mains, reprit-il, et ses doigts, s'élevèrent dans l'air comme les pattes d'une araignée, son dos se cambra, toujours en arrière, avec les mouvements graciles, à la fois lourds, du félin. J'en avais pleins les ongles, noirs... et je te retrouvais sur le chemin, le chemin de terre, le petit chemin de terre qui sinuait entre les arbres. Tu t'en souviens ?

Elise acquiesça, Ludwig ferma les yeux.

— ​Für Elise​... Depuis combien de temps n'ai-je pas touché un piano ?

— Nous allons perdre, déclara-t-elle entre ses larmes.

— Pourquoi penses-tu cela ?

— Tu me dis toutes ces choses... Tu as tort de dire que je ne te connais pas.

Elle le connaissait, n'en était ni fière ni n'en avait honte. Elle le connaissait, comme le gamin qui frottait rageusement le carrelage du réfectoire. C'était cette personne-là, qu'elle connaissait. L'adolescent qui dessinait des ombres chinoises dans les grottes et qui lui avait fait la courte échelle sur une plage de galets.

Les doigts de Ludwig se mirent à pianoter au niveau des paupières closes. Il s'imaginait un piano où pouvoir jouer Mozart.

— La N°23, murmura-t-il, A-Major...

— Qu'est-ce que tu ressens ? voulut-elle savoir. Lorsque tu les tues ?

Il s'arrêta pour ouvrir les yeux, demeura cependant immobile, le regard posé sur quelque chose que lui seul pouvait voir.

— Rien, répondit-il. Au début, la première fois, j'ai tiré, avec beaucoup d'hésitation, mais j'ai tiré. Ensuite, c'est une chaîne, une série. Je crois que je ne vois plus les gens. ​Ils m'ont fait ça, ils m'ont transformé. Il se mit à sourire, le sourire tordu de l'ironie. Imagine-nous, dire cela devant un juge. Tout est.., tout a été si bien préparé, tous entraînés... Tu sais, j'ai envie de rire, pas de pleurer. C'est drôle ! C'est drôle.., comme les choses se passent. Il tira sur sa cigarette, le regard braqué sur le feu. Les femmes et les enfants, si l'on suit notre logique, notre idéologie jusqu'au bout, et tu étais d'accord ! Il faut les tuer, même si c'est dur.

Derrière lui, Elise se mit à rire doucement.

« Pourquoi ris-tu exactement ? » demanda-t-il presque vexé.

Avant de quitter la masure, la jeune femme répondit :

« Parce que c'est toi, maintenant, qui cherche à te rassurer. »

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant