Quatrième Partie : "Ce que les Murs ont vu"

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1.

Il faisait bon dans la salle, on fêtait le deuxième jour de l'avent. Sans connaître personne, on faisait partie du même monde : l'hôpital militaire.

Longues semaines de convalescence où la guerre se manifeste dans les cauchemars, sur le visage des hommes. Camarades encerclés, bandages blancs ensanglantés, répugnent les enfants et les femmes qui s'en vont en pleurant.

Beaucoup de suicides à l'hôpital. On reste discret, on enterre avec les honneurs. Mais aux yeux des autres pays, nos morts ne sont plus des héros.

Petit soldat qui a survécu sans jamais tuer personne, ou d'autres soldats comme le dicte la guerre, tu entends ton nom traîné dans la boue. Dis adieu à ton pays, tu n'en seras jamais fier. Tu es un meurtrier comme les autres. Nous te remercions d'avoir servi. Planque-toi, attends que la vieillesse t'emporte.

Mes condoléances, petit soldat, les vainqueurs ont décidé pour nous.

Le jardin d'hiver est un patio, il forme un U dans la cour intérieure de l'hôpital. Certains disent : un fer-à-cheval. Moi, je dis qu'il faut avoir de la chance.

Ont-ils l'impression que c'est notre cas ?

Peut-être devrais-je en parler aux deux gueules cassées qui se tiennent près de moi. Ils sont toujours ensemble. Enfin.., c'est-à-dire que c'est compliqué. Ici, on finit tous par avoir la même tête. Un bandage, une momie, comme tu veux, ça donne à peu près la même chose. Moi, je sais pas trop à quoi je ressemble.

Les infirmières cachent les miroirs. Comme si j'avais envie de voir ma gueule. Pas besoin, toucher me suffit amplement. Un jour, j'ai glissé le doigt sous les bandages, et ça m'a fait un mal de chien. Je peux te dire que je n'ai plus recommencé. C'était mou et humide, mais pas de sang. Au moins une bonne chose.

Toujours est-il que les deux autres, ils me font bien rire. Je ne sais pas ce qu'ils font, mais il y en a un, celui qui a un restant de cheveux blonds sur le crâne, celui-là joue avec ses mains parce que les bandages sont si épais qu'ils forment des gants de boxe. L'autre fois, les gars se sont levés pour improviser un combat. C'était pour rire, mais les infirmières sont intervenues comme pour une vraie rixe. Avouez que c'est drôle, qui peut imaginer cela ? Des gars à moitié handicapés, brûlés, soufflés, arrachés, explosés, chercher encore à se battre ?

Déjà à l'hôpital, surtout à l'hôpital, j'ai su que jamais je n'accepterais de retourner à la maison. J'attendais avec impatience que quelqu'un du service médical vienne me dire quelque chose, me proposer de rentrer chez moi avec les honneurs, leurs foutus honneurs, et que j'avais bien servi mon pays et que j'avais de quoi être fier, ​blablablabla​, pas à avoir honte une seconde, ni à me sentir impuissant devant les camarades en bonne santé, la future mise en marche, la viande dans les batteries. ​On avait plus besoin de nous​. Qui veut de la viande avariée ? Moi-même, je n'en voudrais pas.

Alors je les comprends, mais comme c'est moi qui me retrouve dans cette foutue situation, ça n'est pas la même chose. Et oui, il me semble que, comment dit-on ici en France ? Que la roue ​tourne ? Et c'est vrai qu'elle tourne. Elle tourne et elle tourne tout le temps, jusqu'à temps qu'elle explose.

L'explosion, le souffle de l'explosion. Adieu à l'école. ​Pourquoi moi ? me suis-je demandé en ouvrant les yeux à l'hôpital. Ils ont tous eu de la chance, plus ou moins, de pouvoir disparaître. Ici, vous dites : ​prendre la poudre d'escampette.

Vous avez des expressions très bizarres, vous autres les Français.

J'étais allongé, et sur le moment, je n'ai su dire où je me trouvais. C'est-à-dire que je n'entendais pas. Etait-ce de l'allemand ou du russe ? Un Russe ne m'aurait pas emmené à l'hôpital. N'empêche que je me suis posé la question. C'est lorsque j'ai vu son visage, lorsque je l'ai retrouvée parmi l'affluence, la danse des autres femmes aux tabliers maculés que j'ai su.

« Tu es rentrée » elle a dit. « Nous sommes rentrés chez nous. »

Elle a souri en disant cela, avec des larmes qui ne coulaient pas et la bouche qui tremblait. Elle a le menton qui vibre un peu lorsqu'elle se retient de pleurer. Elle se force à garder le contrôle et parait sur le point d'exploser.

J'ai compris l'état où je devais me trouver, à la difficulté, voir l'impossibilité, de parler. Ma gorge était sèche, quelqu'un avait mis le feu. Le bras gauche et la jambe gauche, cloués sur le matelas. Cette odeur ? Une odeur forte, rance — ​Est-ce que cela vient de moi ?

Peut-être que j'ai eu honte, encore plus que lorsque ma conscience vient m'assaillir du souvenir d'un enfant qui tombe, d'une mère qui trébuche. Je ne cherche plus à comprendre. Je me suis dit que je sentais comme ça, parce que c'est l'odeur des pourritures et des ordures, et qu'après tout, c'est à peu près ce que je suis.

« Reihnefeld ! Au lavage! »

Pour qui elle nous prend, cette grosse femme ?

Il y en a que je n'aime pas, mais alors pas du tout. Il y en a une autre, qui est forte aussi, et qui s'occupe très bien de moi. Elle s'appelle Marthe et vient de Lunebourg. C'est elle qui change mes pansements et qui me lave ; les autres ne sont pas très douces. Elise, elle, s'effondrerait sur mes plaies comme une enfant.

Je ne veux plus qu'elle me touche.

J'aimerais l'aimer comme une femme, mais il me semble que nous serons toujours les enfants du bois. Nous partons explorer les cabanes, je lui jette des choses au visage, comme les petits garçons le font parce qu'ils aiment embêter les filles pour ne pas avoir l'air sérieux. Pourquoi n'ai-je aucun problème avec les autres femmes ? Lorsque c'est elle, je deviens méprisant. Pourtant, mise à part mes parents et ma sœur, elle est la seule personne à qui je tienne. Tous les autres, ils peuvent bien crever. Je l'imagine vivre vieille avec un gars un peu mou mais sympathique que je détesterais probablement. C'est triste, mais je ne l'imagine pas avoir d'enfant. Les enfants ne font pas des enfants.

Je suis fatigué de penser à elle, cela fait pourtant des mois.

Aujourd'hui, nous avons accosté sur la rade de Toulon. Les Français ont coulé leurs propres bateaux, la guéguerre politique fait rage. C'est le bazar, ici et à Vichy, avec leur pseudo-gouvernement, ou ce qu'il en reste. Avec leur coq, le maréchal Pétain. Pourquoi diable Hitler a-t-il serré la main de cet homme-là ?

Ce que les Murs ont vuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant