N°3 – Iwaizumi
[Avril – Japon – 1872]
Tu te penchais beaucoup trop et toujours plus.
C'était presque un jeu vu de loin, de te voir t'approcher, millimètre par millimètre du bord du ponton, un jeu auquel j'étais le seul à me prêter, tes serviteurs étant bien trop occupés à négocier le prix misérable de quelques encres que les vendeurs, vous sachant arrivés il a peu, s'amusaient à gonfler honteusement.
Peintre, je ne te connais pas, tu portes sur toi le raffinement de Kyoto.
Et sa luxure.
Ton haori est chargé d'ornement, de broderie et de couleurs suaves et bleutées, il claque, silencieusement, me laissant parfois constater que tu fais bien fin pour un noble et la soie de ton pantalon presque noire détonne franchement dans les toiles bien plus sommaires des bateaux qui t'entourent.
Pas de lumière, une simple couleur mate et envahissante, caractéristique d'un mauvais jour, tu n'avais pas dû l'apprécier.
Le vent s'est fait houleux, jour gris d'un mois d'avril pluvieux. Il a chargé la mer des embruns lointains, jouant avec elle pour faire surgir de ses fonds une teinte toujours plus bleue, toujours plus pleine.Et toi, toi peintre, tu te saoulais de cette couleur parce que lassé du baratin de ces ignorants dans ton dos. J'étais loin, oui, mais suffisamment prêt pour remarquer que tes yeux qui, les rares fois où je les avais croisés, n'exprimaient qu'une fatigue condescendante, brillaient presque.
Pourtant, ce n'était que la mer. La mer qui donne et qui reprend.
La foule s'était faite autour du litige qu'ont créé des commerçants malhonnêtes et des serviteurs moins naïfs qu'on ne l'avait cru. Ils ne te regardent plus, toi la bête de foire de la veille : tu les as trop déçus à être aussi banal dans ton mépris silencieux et hautain.
J'ai des poissons à tuer, d'un coup de poinçon sur le crâne à chaque fois pour annihiler leur cerveau, leur retirer la moelle épinière et ensuite les plonger dans un bac de glace. Mes mains étaient devenues rouges de sang et, même si je suis habitué aux gestes il fallait se concentrer pour y parvenir.
Pourtant, je te regarde puisqu'aujourd'hui tu sembles être intéressant.
Tu jouais, je pense. Oui, tu jouais puisque comme l'enfant que tu étais les « bavardages » d'adulte t'ennuyent. Et comme un enfant, il aurait fallu quelqu'un pour te surveiller, d'ailleurs je ne peux m'empêcher de me dire que c'était là le véritable rôle de tes serviteurs.
Alors, tu as fait le pas de trop sur une planche fêlée et le haori brodé disparu dans la mer mêlée.
Ils n'ont rien vu, les aveugles, ils n'auraient pas pu faire de ne pas voir : de ta vie dépendaient leurs survies. J'ai oublié le sang de bonite sur mes mains, la caisse en bambou contenant les autres, la violence du vent qui m'avait tiré dans les bras et la température de l'eau.
Oui, j'ai oublié parce qu'un homme se noyait seul. Parce qu'il avait voulu aimer la mer.
C'était bien ça non ? Tu voulais la comprendre, la saisir, t'en approprier toutes les teintes, toutes les consistances, toutes les valeurs.
Il est difficile de reconnaître un idiot d'un suicidaire et j'ai vite compris que te concernant tu savais être l'un aussi bien que l'autre, voir les deux en même temps.
Tu jouais, peut-être mais tes yeux brillaient-ils uniquement pour les flots ?
Le froid ne m'a pas coupé le souffle quand j'ai sauté dans l'eau après avoir couru sur mon ponton : homme de la mer un jour, homme de la mer toujours. Le courant était fort, il t'entraînait vers les rochers de la côte alors j'ai nagé, toujours plus, puisqu'il me fallait voir ce que tu aurais fais de ton amour pour la mer.
C'est ton haori qui t'a sauvé, sans lui je t'aurais perdu entre ces lames d'eau.
Tu avais déjà fermé les yeux, comme prêt à partir : je ne compris pas, les secondes ne s'étaient pas faites longues, je m'étais dépêché. Je t'ai pris sur mon dos pour concevoir ton poids : tu n'étais pas plus lourd qu'une fillette de vingt ans et comme un fétu de paille l'océan t'aurait tué.
Mais, fétu de paille que tu étais, je n'ai pas eu à me battre pour te retirer de l'eau.
Le bois moulu du pont t'a accueilli sans ménagement, dans un bruit mat de corps mouillé. Les gens, tes gens se sont pressés autour de nous, paniqués et j'ai vu que tu ne respirais pas.
Je t'ai giflé. Oui, giflé, qu'importe le statut, dans la fureur des éléments nous ne sommes plus personne. Dans la fureur des éléments nous sommes tous égaux.
-Ta volonté n'a donc pas la force de ton mépris ?!?!?
Je t'ai hurlé comme à mes frères, comme à un petit enfant boudeur qui ne voulait pas se lever et de nouveaux ma paume trempée a claqué contre ta joue humide.
-Je veux voir ta mer ! Tu entends le peintre ! Je veux voir ta mer ! Alors ouvre les yeux et respire !
Tes serviteurs sortent de leur ahurissement, trop tard. Ils me prennent par les aisselles dans le but de m'éloigner de toi.
Mais tu ouvres les yeux et respires et, quand l'eau salée a fini de se déverser par ta bouche en une toux chaotique, tu dis :-petit impertinent...
Et ce fut le premier mot que tu me destinas.
C'est bon : tu t'étais endettés.

VOUS LISEZ
Anémone
Fanfiction"-Je sais que nous allons devoir faire semblant encore un peu pour que cela devienne décent. Ai-je le droit de regretter l'avortement de ton geste ? Oui, sûrement, non, pas encore. " ° ° ° Japon, XIXe siècle. Iwaizumi Hajime, pêcheur de père en fils...