N°12 – Oikawa-
[Octobre – Japon – 1872]
La portière claque : tu apparais dans mon champ de vision.
Le luxe de ton haori m'étonne et le vent a à peine ébouriffé tes cheveux.
J'entraperçois ta nouvelle demeure derrière toi qui rapidement disparaît dans la fermeture de la porte et ta femme qui te regarde, par sa fenêtre, disparaître dans cette voiture qui ne lui est plus inconnue.
Tes sourcils sont froncés, je veux dire ; plus que d'ordinaire et cela se comprend parce qu'aujourd'hui plus qu'aucun des jours que nous avons vécus, je n'ai pris aucune mesure de précaution.
Parce qu'aujourd'hui, plus qu'aucun des jours que nous avons vécus, je suis en colère.
En colère contre le monde, contre Madame Ma Mère, contre toi, contre moi et pourtant je suis là, face à toi dans cette calèche beaucoup trop européenne à ton goût ; la colère ne vient jamais seule et j'ai mal.
Tu t'affaisses dans les sièges, tes yeux plantés dans les miens et l'amertume envahit mon être.
Être visité par son amant sous le regard de sa femme : ça ne plaît jamais.
-As-tu conscience de ta connerie ? Crier sur les toits ce que nous sommes n'aurais pas été moins efficace. Attendre ? Un mot qui sort complètement de ton vocabulaire de riche, cesse d'oublier que tout n'est pas soumis à ta volonté !
Et tes mots claquent dans cet habitacle resserré balloté par les rafales de vents de la mer : pêcheur, tu n'aurais pas pu habiter plus prêt de ton obsession.
Et ma colère devient tienne pour des raisons presque tout aussi bonnes.
Et sans doute je t'octrois la véracité de tes mots parce que je ne sais plus te dire non.
L'un des problèmes des mauvaises nouvelles est que l'on ne sait pas toujours par où commencer, encore plus quand on n'en a jamais parlé.
Pelote, pelote je redoute de te dérouler.
Pelote, pelote rengaine ton fil.
Alors, je me noie du vert de tes yeux qui tout doucement commence à se délier : tu n'es pas aveugle et mon silence parle pour moi.
-Deux ans ne suffiront pas.
Aie.
Ma voix s'érafle, d'avoir trop crié dans la matinée : j'entends encore l'éclatement sonore de la rencontre entre porcelaine et sol et toujours plus haut toujours plus fort les mots criards de Madame Ma Mère.
Tu sais ; je n'ai pas encore pleuré.
Tu sais ; je ne garantis pas de continuer à tenir le masque face à toi.
-A quoi.
-A guérir.
-Oh, le grand Oikawa Tooru va enfin m'expliquer personnellement ce que subis son corps ?
Le sarcasme ne te va pas, Hajime, c'est l'écume de la colère.
Non seulement je brise l'image mais t'oblige à être confronté à quelque chose que tu hais car tu ne le comprends pas.
-Tu penses que c'est facile d'admettre qu'on n'ira jamais très loin ?
Les paroles sont sorties précipitées en un désordre fils d'un désespoir perdu, raclant ma gorge douloureuse et annonciatrices d'une fracture qui ne tardera pas à s'imposer.
J'avance à tâtons, tu m'as fait chuter si vite.
Tu répliques :
-Tu penses que c'est facile de recevoir son amant devant chez soi en plein jour ? Parce que pour dépasser certaines limites tu es champion, Oikawa !
La mer, derrière les vitres fragiles de l'habitacle, se déchaîne et pour la première fois depuis longtemps je ne te comprends plus.
Et ce constat est de loin le plus blessant que j'ai eu à faire depuis ce matin.
Je peux te jurer que cela n'aurait pas dû être facile.
La douleur coupe la colère, froide, glissante et prompte : je ne sais plus si tu t'en rends compte ou si ta fameuse honte brûle tout le reste. J'aimerais te répliquer que ces limites, tu ne les as jamais élevées, que cela a toujours été ton principe. Que les formules de politesse, les actes cohérents qu'exigeaient nos classes respectives et les années quémandées par nos sentiments payées en mois n'ont jamais eut lieu.
Mais la situation est suffisamment compliquée pour être davantage envenimée.
Alors le silence m'étouffe de ses mots muets et refoulés et face à un manque de riposte tu ne peux que tu calmer. Te rends-tu compte que je n'ai pas été habitué à me faire taire ?
Je ne te regarde pas, la leçon s'échappe de mes lèvres, éraflée.
-Tu sais que je suis asthmatique depuis la petite enfance, que cela est grave et que j'ai dû quitter Tōkyō pour ne pas empirer les choses.
Pause : respiration, expiration.
Reprise :
-Tu sais que je vais mourir.
-Tous les hommes meurent.
Défense faible, Hajime, produite par une voix rauque qui appréhende la suite. Tu es capable de mieux.
Je lève les yeux :
-Certains plus vite que d'autre. Maintenant si tu veux continuer ton monologue sur le fait que j'ai osé venir te rendre visite parce que je viens d'apprendre que mon corps n'ira pas mieux au bout de deux ans, qu'il ne supportera sûrement pas le voyage en Occident mais que pour faire semblant Madame Ma Mère m'y enverra quand même, vas-y je t'en prie, continue. Si tu ne veux plus m'aimer, si tu estimes payer trop cher pour ça, si tu n'as plus la force de supporter la honte et le secret dis-le moi maintenant parce que dans ce cas-là je prendrais soit le bateau soit la lame.
C'est bon, mes yeux ont cédé et ma voix ne suit que dans un mince filet épuisé par la colère, la rancœur, la déception et la douleur.
Un coup de vent plus violent fait tanguer la voiture, ton regard perd de sa stabilité : l'incompréhension se fait forte parce que tu n'étais pas préparé à cette logorrhée de paroles.
-Tu crois que quand on est noble on obtient toujours tout ? Tu te trompes, être noble c'est subir les règles d'une cour factice, d'un ordre de fratrie toujours plus illogique, c'est se rendre compte en permanence d'une cage de verre contre laquelle on cogne pour sortir. Ta situation a ses qualités et ses défauts : la mienne aussi maintenant parle des choses que tu connais !
Je me lève, trop vite sûrement car mon corps rouspète en une divagation fébrile.
La toux monte, tu t'enfonces dans ton siège, éberlué et je continue pour avoir trop longtemps tuer ces choses si importantes et si laides.
-C'est vrai ! C'est vrai que j'estime que les choses vont de soi, c'est le comportement de quelqu'un qui n'a plus grand-chose à perdre, de quelqu'un qui sait qui va mourir et si tous les hommes agissaient comme ça le monde n'irait pas loin ! Mais aujourd'hui je t'ai toi, ou du moins je crois. Et de t'avoir c'est craindre de te perdre. Oui, aujourd'hui, ce matin quand Madame Ma Mère et Sugawara sont venus me trouver j'ai eu peur et c'est pour ça que je suis ici. Alors je te le répète : dis-moi maintenant parce que je ne veux pas à avoir à tenir le plus longtemps pour rien !
Les larmes coulent, sans début, sans fin.
Les larmes coulent, par épuisement, par douleur, par peur.
Les larmes coulent et je me tiens droit devant toi, me souvenant que je t'aime.
Tu t'avances, m'attrapes par les hanches et me fais assoir sur toi pour m'enserrer ; en retard, sûrement.
Tes mains collent ton corps au mien, pendant que ta bouche embrasse mon front et que j'accueille ta chaleur.
-Je t'aime...Je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime... Et je te demande pardon.
Litanie douce, bien sûr que je te bois.
La tempête là-bas s'est calmée et, me serrant toujours plus dans ton étreinte tu te mets à pleurer.
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Anémone
Fanfiction"-Je sais que nous allons devoir faire semblant encore un peu pour que cela devienne décent. Ai-je le droit de regretter l'avortement de ton geste ? Oui, sûrement, non, pas encore. " ° ° ° Japon, XIXe siècle. Iwaizumi Hajime, pêcheur de père en fils...