[n°10 : C R I S E]

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N°10 – Oikawa

[Juillet – Japon -1872]

Tu regardes la mer et, depuis la première fois que nous nous connaissons, ce fait me dérange.

Il y a trop de doutes, de remords peut-être, dans ce regard, quelque chose qui tranche brutalement avec cette stabilité que tu dégages et ça me fait peur.

Si tu trembles, dois-je craindre de m'effondrer ?

Le soir avait fini sa chute quand le vent a entamé son ascension et l'océan là-bas dans l'obscurité se démonte progressivement. Les pointillés lumineux des bateaux oscillent sur les flots calqués sur le rythme du yamase : préparez-vous, hommes de la mer, la nuit ne sera pas sans tourmente.

Tu le sais, tu ne peux que le savoir et tandis que ton cœur d'amant te retient sur mon balcon, l'âme maritime te pousse vers son origine.

Les plis du yukata de nuit entourent harmonieusement ton corps : le vent les laisse en paix. Pas de claquement de tissu, pas de paroles échangées, pas de tapotement nerveux contre le bois juste ton silence, le mien et celui de la mer.

Et cela, ce soir, cette nuit ne me plait pas.

Chuintement des poils soyeux sur le lisse suave du support, Madame Ma Mère, je vous en sais gré de m'approvisionner ainsi. Rageusement, le pinceau uni les traits déposés, formant cette épaule robuste et nouée et presque l'encre dérape, désireuse de fuir.

Je te peins de trois quarts parce que je ne l'ai jamais fait : prix de ce spectacle qui me tort les noyaux.

Quelles sont donc tes angoisses homme mutique ?

Ton masque ne te va guère, toi qui joues cartes sur table au franc parlé.

Tu restes de dos ; lourdement je respire et ma poitrine se comprime.

Hajime, s'il-te-plaît, regarde-moi.

Il manque encore ce sourire négatif, comme figé dans une éternelle contemplation d'un éternel mouvement. Cette courbe, sombre comme toutes les autres puisque tu as concentré toutes les couleurs de ma vie.

Le poids s'intensifie, encore, toujours, sur mes poumons comme sur tes sourcils.

Il n'en faut pas plus pour que l'image se brise : tu ne retrouveras plus ton expression, le dessin est figé dans son imperfection à jamais inachevée.

Ça ne m'était jusque là pas arrivé.

Hajime, qu'as-tu fait ?

Mon corps désire suivre la fuite d'air, se plier en deux comme un enfant blessé mais l'esprit sait qu'il ne faut pas céder à cette recherche instinctive, qu'il faut demeurer droit, debout, souple.

Il me faut être sureau, jusqu'à quand vais-je tenir ?

Le manque se transforme en un sifflement qui à chaque tentative de respiration.

J'ai mal, mal d'avoir oublié ce qu'était la douleur, mal de cette indifférence que tu m'opposes pour la toute première fois, pour ce silence qui ce soir reste muet et stérile.

Pitié, relâche ton expression.

Regrettes-tu Iwa-chan ?

Regrettes-tu ce jeu de grands enfants, cette pièce sans fin, sans texte, sans souffleur, sans répétition ?

Regrettes-tu de devoir supporter les regards de travers de ces serviteurs faisant semblant de ne rien voir ?

La première toux, celle que l'on retient le plus longtemps, la plus faible et pourtant la plus victorieuse, s'échappe de cette gorge que tu as plus tôt embrassée. L'asthme a gagné la bataille, mon corps s'incline et lui laisse la place : n'étant pas prêt à affronter un ennemi désireux d'être oublié.

Et ma main se porte à ma bouche, tu te retournes : trop tard.

-Kawa ?

Kirielles de toussotements, le pinceau rencontre brutalement le sol et la toile, éclatant sur ce visage à jamais muet en étoiles sombres ; le corps a plié, le corps a cédé.

Tant pis, tant mieux ; l'expression a de nouveau changé.

Quelques pas ; tu t'assois à côté de moi et vite, je sens ta main dans ton dos qui frôle, cajole et caresse.

Mais trop tard te dis-je ; la panique et l'arbitraire ont réveillé le monstre, mon corps est désormais à sa merci, tu ne le possèdes plus.

-Oi, Oi, Tooru ? Tu me fais quoi là ?

Douleur et impuissance.

Mots que j'ai cru rayer de mon vocabulaire et qui ce soir s'imposent dans tes yeux.

La toux s'accélère, les larmes me viennent aux yeux ; de l'air, de l'air, de l'air.

Je me noie dans une mer que tu ignores jusqu'au nom.

- Cri... crise d'asthme... Appelle...Akihiko.

La goulée d'air s'épuise, quelques secondes ont suffit pour que tu me sondes de tes yeux à l'angoisse palpable. Ton corps se relève, tendu, tu traverses la salle d'un pas allongé : ne pas courir, ne pas donner l'impression que tu ne comprends ni ne contrôles pas, ne pas paniquer ouvertement, c'est la règle parce que donner le change c'est tout ce que tu peux faire pour moi.

J'ignore le temps qui découle, tout ce qui compte c'est réussir à survivre à chaque respiration.

Inhale, exhale, inhale, exhale.

Berceuse d'enfance chanté par une mère prodige.

Sauve ton enfant, il faut qu'il devienne grand et célèbre, il faut qu'il paye ton entrée à la cour.

Sauve ton enfant, oui, des comme lui tu n'en auras pas deux fois.

Mourir, c'était presque une gourmandise, un luxe.

Madame Ma Mère, vous l'auriez avalé de travers, cela vous aurait coupé le souffle, laissée bouche bée. Elle m'a laissé voir la mer, se disant qu'après tout ce que j'avais fait pour elle, je le méritais, un peu comme la dernière volonté d'un mourant.

Hésitation, inconnue à l'instant où j'ai laissé le vent me cueillit du ponton.

C'est ça qui t'as intrigué n'est-ce pas ? Tu ne savais juste pas à quoi correspondait ce genre de regard là : les nobles ne sont pas censés vouloir mourir. Tu m'as souvent regardé pour vérifier que la lueur était partie, on n'a pas toujours besoin de la connaissance pour comprendre que certaines choses sont mauvaises.

Ah. Le seuil est atteint. C'est allé plutôt rapidement non ?

Hajime où es-tu ? Tu ne veux pas que je meure dans les bras de la seule personne qui ne le mérite pas ?

Hajime, on ne décède qu'une fois, ne ruine pas ma chute et tiens-moi la main jusqu'à la fin.

Hajime, la galaxie est venue nous séparer, elle est chaude et robuste comme toi.

Et je sens tes doigts dans mes cheveux pendant que les inhalations montent et ton corps en un doux mouvement de berceuse me retient ancré dans ce monde de lignes, de silence et de couleurs.

J'ai sommeil, Suga dit à chaque fois que ce sont les effets secondaires.

Les gens bougent, le monde aussi, pourtant tes yeux restent nets dans leurs larmes resserrées.

Tu souffles :

-Pourquoi ne pas l'avoir dit plutôt ? Tu ne penses pas que j'aurais aimé savoir qu'avec toi on n'était jamais sûr de t'avoir sauvé ? Caprice de noble de mourir ainsi, pense aux gens qui t'aiment, pense à moi.

Crétin, crétin, crétin, crétin, crétin, dis-le-moi quand il faut que je te regarde, crétin...

Vert numéro 4.

On t'a dilué d'eau.

AnémoneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant