[n°13 : V Œ U X]

43 10 7
                                    

N°13 – Iwaizumi –

[Décembre – Japon – 1872]

Les flocons tombent, tombent, ne font que tomber.

Tes mains tentent d'en être le réceptacle mais, trop chaudes, ils ne peuvent s'empêcher de fondre.

Il ne fait pas encore nuit, tu joues sur mon balcon, tourbillonnant dans les couleurs de ton hanten brodé.

Clac, clac, clac, clac.

Claquent tes geta sur le bois dans tes gestes : les lumières de joie des hommes naissent dans le fond de la crique, autour des maisons comme une neige céleste.

Peintre : tu as retrouvé ce sourire d'enfant joueur qui m'a cruellement manqué.

Sourire avalé par les nouvelles des étés mourants et celles des automnes jeunes.

C'est bon, depuis novembre tu es retourné en insouciance car c'est l'unique chose qu'il nous reste. Alors, main dans la main je te suis, lassé de tenter de t'en vouloir, lassé de la réalité pointue des derniers mois, lassé d'une fausse dureté que je ne fais que feindre.

Et, tous les jours je veux te dire, te montrer, te prouver que je t'aime pour que tu puisses vivres car il est bon de croire que la mort n'est pas amie de l'amour.

Mei est partie passer le Nouvel An avec ses parents : depuis qu'elle m'a annoncé sa grossesse je la laisse faire ce qu'elle veut. Surtout quand ça m'éloigne d'elle.

Elle sait, je sais qu'elle sait, mais nous savons qu'il suffit de garder les apparences, un jeu qui m'est devenu familier.

Toi, tu fais semblant de ne rien voir.

C'est ta politique depuis la tempête de la calèche : si pratique, si simple, si séduisant.

A chaque fois je cède.

Les flocons sont prisonniers de tes cheveux aux reflets de bois précieux, le froid a teinté tes joues de vermeil, largement aidé de cet alcool que tu ne tiens jamais. Appuyé sur la rambarde du balcon tu me regardes de tes yeux enivrés de lumières et de chaleur : le hanten a dévié légèrement de tes épaules, charmeur.

La fumée du kiseru entrecoupe l'image immobile que j'ai de toi. Le silence de la neige nous entoure, entrecoupé de tes rires et de tes regards qui veulent tout dire.

Les jours ont passé, tous un peu plus uniques, tous un peu plus chers.

Les concessions se font à bras le corps, on oublie les regrets, on oublie les remords et je sais que nous nous perdons encore plus qu'avant, lorsqu'on croyait le temps éternel. Pourtant, il nous reste encore plus d'un an et demi et je crains le jour où cet enivrement permanent nous fera totalement perdre le sens des réalités.

-On avait dit quoi, Hajime ?

Ta voix maîtrise l'espace laissé par la neige, beaucoup trop joueuse pour les mots qu'elle supporte.

Tu souris, je n'aurais pas eu besoin de te regarder pour le savoir.

-De ne pas y penser.

- Alors ?

Alors le rouge possède mes joues, comme un enfant prit en faute et je grogne :

-Alors viens fermer cette porte et t'assoir auprès de moi.

Tes pieds fins délaissent les chaussures lourdes et hautes, silence, tu traverses le bois d'abord froid puis entre dans la pièce pour faire chuchoter la porte sur son rail.

Je vois les taches d'encre sur tes bras, le long de tes mains comme jumelles de tes veines puis sur le bout de tes doigts. Tu as passé la journée, enfermé chez toi à peindre la lumière, le silence et la neige, tout cela sous une mer tuée par le nouvel an.

Tu te glisses à mes cotés sur un bois fraîchement laqué : Mei n'aime pas les fissures, et les tissus coulissent sur une peau affermie par un froid récent.

Je recule, tu avance et les coupes de saké dans mon dos chutent et roulent en un son rond.

Le hanten abandonne définitivement tes épaules et comme une seconde peau vient s'étendre sur le sol, épais de sa fourrure doublée.

Et ma main coulisse sur ta joue, longe ta nuque et se perd dans les plis de ton yukata pour frôler ta poitrine. Et tu penches la tête, toujours en quête de toucher et de contact : la semaine a été chaste et solitaire, moi dans l'eau toi dans l'encre.

Tu entremêles nos jambes, passes tes doigts dans mes cheveux et demeures là, accrocher à moi à savourer de tes yeux un peu éméchés la teinte des miens.

Parce que, en douleur comme en amour, tu n'es qu'un peintre chasseur de couleurs et de velours.

Tes lèvres se muent, forment des mots qui débordent de leurs commissures : tu chuchotes presque.

-Ton vœu pour le nouvel an ?

Je te suis dans ton ton de luxure, tenté de répondre « toi » ; souhait inutile puisque je t'ai déjà, les batailles des derniers mois n'ont pas été menées en vain.

-Que tu puisses achever un seul tableau de moi.

Le plafond reçoit un regard lassé de ta part.

-Je t'ai déjà expliqué que je parviens à terminer complètement mon œuvre que lorsque je connais le sujet parfaitement.

-On ne connait jamais parfaitement les gens : serait-ce pour cela que tu es un si mauvais portraitiste ?

Allongé au sol et toi me dominant de tes yeux rieurs, tu répliques :

-C'est de toute évidence à toi de faire en sorte que j'y parvienne. Garde tes remarques sournoises pour toi.

-Mais c'est-ce que je fais.

Dangereusement tu t'approches, apportant vague de désir et de parfum cannelé qui t'es propre.

Le monde ne devrait être plus qu'un tourbillon de lueurs : cela m'empêcherait de me saouler de toi.

-Menteur...

Le geste parlait pour toi : il signifiait « baiser » pourtant tu l'achevas au point mort, sans l'exaucer totalement, accentuant la frustration de mon être.

Tu demeures là, à mi-chemin entre le point du non-retour et la porte de sortie.

A moi de poser les questions :

-Et toi, ton vœu ?

Les secondes s'éternisent, tes yeux ne se décrochent pas des miens et tu rends leur message indéchiffrable. Là-bas le feu crépite, tranchant avec le souffle irrégulier et frêle du vent enneigé : ton souffle est conduit par le mien et j'attends une réponse qui ne vient pas.

Coupure : tu m'embrasses et d'une façon telle que je ne peux que riposter.

Pourtant, quand nos lèvres et nos bouchent vivent le vide tu répliques :

-Les vœux ne doivent pas être dits si on veut qu'ils se réalisent.

Et nos corps replongent.

Mais moi j'ai compris ce que au contraire de ta bouche si belle qu'elle soit, disaient tes yeux :

On n'énonce pas les vœux irréalisables.

AnémoneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant