Mode automatique activé

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C'est reparti pour un tour.

Face à mon conseiller, je répète, mot pour mot, les mêmes phrases prononcées il y a un peu plus de cinq mois pour exposer ma situation actuelle. Après ce monologue passionnant concernant ma vie professionnelle, ou devrais-je dire, de l'absence de vie professionnelle, c'est à son tour de m'expliquer comment m'actualiser chaque mois sur leur site, me demander si je sais faire des recherches seules, rédiger un curriculum vitae, une lettre de motivation, répondre aux annonces et j'en passe. Pour tout avouer, je suis en mode automatique depuis bien dix minutes.

J'ai entendu ce charabia des dizaines de fois, je pourrais presque faire du play-back, ce serait assez comique, d'ailleurs, de m'entendre parler avec une grosse voix grave ! L'espace d'un instant, je suis tentée d'ouvrir la bouche et d'articuler silencieusement chacune de ses paroles, mais me ravise en me rappelant qu'il sera mon interlocuteur durant les prochaines semaines, et surtout, que mes indemnisations dépendent de ce qu'il va noter dans mon dossier.

Mon dieu, comment ai-je pu oublier à quel point ces rendez-vous sont barbants ? J'ai l'impression d'être de retour à l'école primaire, rester assise, écouter sagement ce que l'on explique, répondre quand on te le demande, ton avenir dépend de ce qui se passe en ce moment.

Un hochement de tête à intervalle régulier, un petit « d'accord » glissé toutes les quatre phrases, si vous vous posez la question, la réponse est oui, je me suis amusée à compter toutes celles que mon interlocuteur a prononcées depuis le début de notre entretien, et me voilà en pleine illusion de grande écoute d'un discours soporifique à souhait.

Par contre, si vous venez ici pour la première fois, je vous conseille d'écouter attentivement toutes les informations qui vous seront transmises, on a vite fait d'oublier qu'il n'y aura aucun message pour vous rappeler de vous actualiser, et que, sans cette étape, vous ne percevrez aucune indemnisation. Ah oui, j'oubliais, vous risquez même d'être radié et de ce fait perdre vos allocations chômage ! En d'autres termes, vous retrouver sans aucun revenu et devoir refaire toutes les démarches pour être de nouveau inscrite en tant que demandeur d'emploi.

Forcément, j'ai fait cette expérience les premières fois, vous vous doutez bien qu'il était compliqué pour moi de me rappeler de tout ça. Par contre, aujourd'hui, je suis devenue spécialiste, Pôle emploi n'a plus aucun secret pour moi, je navigue sur leur site les yeux fermés, actualise ma situation en trois clics, et ce bien avant le début du mois puisque nous pouvons le faire dès la fin du précédent.

Un sentiment de fierté étire mes lèvres quand je prends conscience du chemin parcouru. Oui désolée, je vous ai dit que j'essayais toujours de positiver et là tout de suite, je ne vois rien d'autre que mon évolution en tant que demandeuse d'emploi. Mon sourire s'agrandit quand mon conseiller me souhaite une bonne journée, signe que je peux enfin cesser de faire semblant d'écouter.

– On se revoit dans un mois, me dit-il en me serrant la main.

– Je n'espère pas !

Ma petite blague le déstabilise, visiblement il semble hésiter entre prendre ma phrase au premier degré ou rire à son sens caché. Il opte pour la seconde option, laissant échapper un ricanement contenu :

– Oui très juste ! Bon courage !

Je regagne l'extérieur d'un pas léger, et me met à flâner dans les rues, me laissant porter là où mes pieds me mènent. Mes cheveux, que je laisse toujours détachés, ondulent sous la petite brise de fin d'été et attirent les regards de chaque homme croisés. Divaguant un peu au hasard, je me retrouve face à la devanture d'une librairie encore jamais visitée. Et si je fêtais mon retour au chômage avec un livre ? Quoi de mieux pour commencer ce nouveau chapitre de ma vie ? Enfin, si on peut réellement le considérer comme nouveau au vu de toutes les fois où je me suis retrouvée sans travail.

Une petite cloche émet un doux tintement lorsque je pousse la porte pour rentrer. L'odeur de l'encre d'imprimerie et du papier m'accueille avec délice. Je pourrais passer des heures à sentir ce parfum si particulier. La libraire, au fond de la pièce plutôt restreinte, m'accueille chaleureusement et je lui réponds avec la même courtoisie. Elle me laisse m'aventurer au milieu des rayonnages comportant des dizaines de romans, et j'apprécie le fait qu'elle ne me propose pas d'emblée, son aide.

Je glisse ma main sur certaines couvertures, appréciant ce contact familier, la laisse s'aventurer, choisir un titre au hasard, lire les premières lignes du résumé, le reposer, en prendre un autre. J'aime ce rituel qui me suit depuis toute petite, quand déjà à la bibliothèque, je me laissais guider par leur force. Car, en définitif, ce n'est pas vraiment moi qui choisis un roman, c'est lui qui me choisit. Certains sont plus déterminés que d'autres, leur énergie est telle, qu'ils m'attirent comme un aimant en me suppliant de les acheter. Je ne peux pas leur résister !

Vous êtes en train de réévaluer mon côté barge à la hausse, n'est-ce pas ? Inutile de le nier, je le sens, et c'est vrai, je ne peux pas vous contredire. Cela dit, si comme moi vous aimez vous plonger dans un roman pour échapper au monde qui vous entoure, comme en ce moment, vous avez sûrement dû ressentir cette attraction qui vous pousse à acheter tel ou tel livre.

Soit parce que vous en avez entendu parler, soit parce qu'on vous l'a conseillé, ou encore, parce que la couverture est jolie. Ne mentez pas, on a tous déjà acheté un livre à cause de sa couverture, ce qui est totalement superficiel, nous sommes d'accord, peut-être que vous lisez mes péripéties précisément à cause de cette dernière.

Enfant déjà, je me perdais dans la lecture, je vivais mille et une aventures, un jour détective, le lendemain danseuse étoile. Adolescente, j'ai commencé à me tourner vers des romans à l'eau de rose, où l'héroïne, après un début plutôt chaotique, termine sa vie avec l'homme de ses rêves. J'ai bien essayé de suivre la même trame, pensant naïvement qu'en agissant comme les filles de ces romances, j'atteindrais tous les objectifs de mon planning de vie, puisque ça avait l'air de fonctionner pour elles.

J'ai appris à mes dépens, que les romans sont très loin de refléter la vie de tous les jours. Ainsi, bien obligée de constater que les rebelles du lycée n'ont rien à voir avec ceux des fictions, et plus tard, que les coups d'un soir restent des aventures sans lendemain, je me suis rabattue sur le rôle de la nana consciente de ses atouts qui décide d'en abuser.

J'ai jeté aux oubliettes mon côté fleur bleue, puisqu'à l'évidence je n'étais pas prête de vivre dans un Disney, et me suis persuadée qu'être célibataire à trente ans, sans emploi stable, constitue beaucoup plus d'avantages qu'on ne peut l'imaginer. Pourtant, je me serais bien vue en héroïne qui, de par sa personnalité et son charisme, serait capable de transformer l'homme incapable de tomber amoureux, en romantique accro au dîner aux chandelles. Vous vous êtes aperçue assez rapidement que ça ne fait pas partie de mes talents cachés, c'est tout juste si j'arrive à rester une nuit complète avec un homme !

Je m'égare, mais ce que l'on peut retenir, c'est qu'au fil des années, tout un tas de genres différents sont venus se ranger dans ma bibliothèque, afin d'assouvir tous les paradoxes de ma personnalité.


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Le papa de l'écoleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant