Le blaireau

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Je ne saurais pas dire avec précision ce qui me donne envie de faire plus ample connaissance avec lui. Ses yeux de couleur indéterminée tant ils changent selon la lumière. Sont-ils bleus ou marrons ? Sans parler de ses cheveux châtains coupés courts et pourtant assez longs pour paraître décoiffés. Bien sûr il y a aussi les tatouages, sa prestance malgré sa taille plutôt petite pour un homme, son style vestimentaire mélange de décontraction et d'élégance, son attitude totalement désinvolte, ou bien encore, ses lèvres charnues. Je suis incapable de détourner le regard malgré un manque d'intérêt total de la personne visée, notant tous ces petits détails intéressants.

Peut-être est-il tout simplement mal à l'aise dans un lieu où se trouvent uniquement des articles destinés à une clientèle féminine ? Il doit certainement avoir quelqu'un, voilà la raison qui explique qu'il ne me remarque pas, sinon pourquoi viendrait-il dans ce genre de magasin ? Il est fidèle et ne souhaite surtout pas faire le moindre faux pas. C'est la seule explication acceptable pour pardonner son attitude. Il ne porte aucune alliance mais ça ne veut rien dire, le mariage n'est plus aussi prisé qu'il y a quelques années. C'est tout à son honneur de ne pas tenter le diable, je l'admets.

Pourtant, je ne serais pas contre un minimum de considération. Est-ce trop demander ? Sans savoir pourquoi, je me mets à le suivre dans les allées, feignant de remettre de l'ordre sur les portants impeccablement rangés, déterminée à attirer son attention. J'hésite entre lui rabâcher la phrase de bienvenue encore et encore jusqu'à ce qu'il daigne lever son regard sur moi, lui jeter nonchalamment une petite culotte rose fuchsia en pleine face ou bien encore l'afficher devant tout le monde, à savoir mes trois collègues, en lui faisant remarquer qu'il pourrait au moins dire bonjour. La deuxième option me semble être la plus cocasse, nul doute qu'il se souviendra de moi après ça.

Au moment où je m'apprête à décrocher un boxer de son cintre, bien décidée à mettre mon idée en pratique, j'affiche un large sourire lorsqu'il daigne lever les yeux, persuadée d'être arrivée à mes fins sans être obligée de passer à l'action. Machinalement, je jette une mèche de mes cheveux en arrière, non sans en rajouter des tonnes, mais finalement sa tête ne se lève que de quelques centimètres et se fixe de nouveau sur les articles exposés.

Sérieusement ?

Mon sourire s'évanouit en même temps que je lui lance un regard mauvais. Nul doute que je pourrai le fusiller sur place. Il m'en faut beaucoup plus pour me décourager. Je ne suis pas le genre de fille à laisser tomber aussi facilement et, manque de chance pour lui, je compte bien le dérider un peu. J'attends ce divertissement depuis mon arrivée, et j'ai bien l'intention de m'amuser un minimum. Qu'est-ce que je risque ? Pas grand chose à mon avis. Le boxer débarrassé de son cintre ne va pas tarder à faire un vol plané direction la tête de ce blaireau.

Ne cherchez pas à comprendre, il m'agace et ce surnom sera dorénavant le sien. Je lance, l'air de rien, le bout de tissu dans sa direction, le vois voltiger péniblement, dépasser sa cible pour finalement atterrir silencieusement sur le sol facilement trois mètres plus loin. Si j'avais le moindre doute sur mes talents à viser juste, je n'en ai plus aucun. Je suis vraiment nulle. L'homme a un vague mouvement de tête en direction de l'objet qui vient d'embrasser le sol, et retourne aussi vite à ses occupations. Imperturbable.

Un rapide coup d'œil sur les autres vendeuses m'indique qu'aucune d'elles ne s'est aperçue de mon petit manège. À croire que tout le monde s'est transformé en zombie suite à un parasite nommé "l'ennui". À cette allure nous n'allons pas tarder à revivre le scénario de « The Walking Dead » d'ici quelques heures et je ne tiens pas à être la première à disparaître. Il faut que je trouve autre chose. Le blaireau, lui, ne semble pas du tout perturbé par ma présence et reste les yeux rivés sur les différents articles. Étrangement, il ne regarde que les produits qui ne sont pas des sous-vêtements. Il attrape les fameux cache-oreilles en poils rose, ainsi qu'une paire de pantoufles panda,les observe visiblement hésitant, repose les chaussons et continue son shopping, toujours concentré.

Le papa de l'écoleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant