Le retour au cabinet a un drôle d'effet sur moi.
Il n'est pas encore neuf heures mais Quentin et Thaïs sont là pour m'accueillir. Plusieurs bouquets de fleurs ont envahi le comptoir.
— C'est de la part des patients, me dit Thaïs avec émotion.
— Mais pour qui ? La famille ?
— Pour toi Alicia, me dit Quentin. En soutien, parce que tu étais avec elle.
— J'ai eu la famille au téléphone, m'informe Thaïs. Ils font leur deuil comme il faut et ne souffrent pas trop de ce départ auquel ils s'attendaient. Le positif dans l'histoire c'est que Mme Hubert est restée indépendante jusqu'au bout avec le minimum d'aide à domicile et c'est ce qu'elle voulait. Ils sont soulagés, en un sens, que tu aies été là avec elle.
Je hoche la tête. Je savais que Mme Hubert refusait la maison de retraite et que sa force de caractère à rester indépendante jusqu'au bout était quelque chose que nous admirions tous les trois.
— Elle a eu une belle vie, tu sais, me dit Thaïs en me frottant le dos.
Je souris.
— Je ne sais pas comment j'aurais réagi à ta place, me dit Quentin. Tu n'as aucune raison de t'en vouloir. Elle était affaiblie, elle s'est tout simplement endormie.
Je hoche encore la tête. Une boîte attire mon attention.
— Des chocolats ?
— De la part de Jacqueline. Avec une carte, me précise Thaïs.
Tous ces petits mots et attentions vont finir par avoir raison de moi. J'ai quelques larmes qui montent. Le téléphone sonne et Quentin me presse le bras avant d'aller répondre.
Thaïs se penche vers moi.
— Tu es sûre que ça va ? Tu peux toujours prendre un ou deux jours de repos supplémentaire, tu sais.
— Non j'ai besoin de m'occuper.
Et surtout de ne pas rester seule.
Thaïs me regarde pensivement, comme si elle devinait mes pensées.
— Tu as assez de soutien de la part de Roméo ?
Là, je me rengorge.
— Il est avec son copain.
Je réponds à côté de la question, mais ça suffit au moins comme explication. Thaïs ouvre de grands yeux.
— Attends... je croyais que vous étiez ensemble ?
Je me mords la langue. Je me doutais que Thaïs soupçonnait une telle chose et je l'ai laissée penser ainsi.
— On n'a jamais été ensemble. Il a toujours préféré les mecs.
— Oh...
Être honnête, ça met quand même franchement mal à l'aise.
— Bref, je dors chez Carole, ma copine d'enfance enceinte jusqu'au cou.
— Je suis là si jamais tu en as besoin.
Elle n'a pas fini sa phrase que la porte d'entrée s'ouvre.
Tonton Daniel.
— J'ai besoin d'une séance, dit-il, c'est urgent.
Thaïs se plante devant lui, les poings sur les hanches.
— M. Lemoine, nous n'avons pas de créneau à la dernière minute, il faut appeler pour prendre rendez-vous.
— Mais...
— Et vos urgences personnelles commencent à nous fatiguer. Il faudra un de ces jours que j'appelle votre généraliste pour qu'il cesse de vous donner des ordonnances toutes les semaines. Votre douleur, c'est dans la tête.
Thaïs s'est exprimée posément, sans élever la voix, mais la réaction de Tonton Daniel me fait de la peine. Comme un enfant à qui on a refusé un câlin de réconfort, il rentre la tête dans les épaules et semble s'affaisser sur lui-même.
Je fais un pas en avant.
— J'ai un créneau de libre.
— Alicia, tu n'as pas besoin de...
— C'est bon.
Et sans un mot de plus, je tends le bras pour laisser passer Tonton Daniel. Il se dirige vers la salle de massage sans un mot.
— Où est-ce que vous avez mal ?
— Ma nuque. Je suis bloqué, je n'arrive pas à lever la tête et regarder à droite.
Il me montre le mouvement qui le limite. Dans son regard, je lis quelque chose de nouveau. Il n'est ni hargneux, ni méfiant, ni méprisant. Il souffre.
Je lui demande de s'allonger sur le dos et je pose mes mains à la base de sa nuque. Je découvre les tensions musculaires, puis le blocage articulaire. Je travaille sur la translation cervicale, puis je lui propose un travail de respiration. Je lui dis d'inspirer à fond puis d'expirer – pendant ce temps-là, je tiens son menton en place et de l'autre main, j'appuie sur sa poitrine.
Inspiration.
Expiration.
Inconsciemment, je me cale sur son rythme à lui.
Le relâchement arrive progressivement. Je ne sais pas ce qui se passe, mais j'ai la sensation que quelque chose se libère, s'apaise. Tonton Daniel est parti dans un état proche du sommeil, sa respiration est profonde, sa nuque détendue.
Je suis une scientifique avant tout et j'ai toujours écouté avec scepticisme la manière dont certains professionnels de santé parlaient de mémoire émotionnelle. Seulement là, je découvre quelque chose de nouveau. En voulant libérer le corps, c'est l'esprit qui s'est libéré. Le blocage de Tonton Daniel n'était pas physique. On aurait dit un gros nœud émotionnel, un surplus de pensées négatives qui s'étaient accumulées dans ses cervicales et qui a fini par se dénouer totalement.
Je n'ai pas la réponse.
Et pour la première fois, ça m'importe peu.
Tonton Daniel se relève lentement et a les larmes aux yeux. Inutile de lui demander ce qu'il a ressenti, tout est écrit sur son visage : il est retourné dans un souvenir enfoui en lui, quelque chose de désagréable et pénible. Il a affronté sa douleur et s'en trouve réconforté.
— Merci, souffle-t-il.
— Merci, répété-je.
Il n'est pas surpris. Il m'a apporté autant que je lui ai apporté. Lui et moi avons connecté sur un plan où la parole est inutile. Le corps a su s'exprimer exactement au bon moment. On ne sait pas tout. Il y aura toujours une part d'inconnu, et le fait d'avoir touché, le temps de quelques minutes, à cette part de mystère, m'ouvre de nouvelles perspectives sur la définition du soin.
Suivre cette voie était la meilleure décision que je pouvais faire.
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Le syndrome Roméo
ChickLit« Si tu vis jusqu'à cent ans, je veux vivre cent ans moins un jour, pour ne jamais avoir à vivre sans toi. Il dit ça comme s'il venait de déclamer un poème. - C'est de toi ? - Winnie l'ourson l'a dit en premier. - Mais c'est trop beau ! - C'est...