Thé noir et menaces

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Chapitre 9

Depuis combien de temps était-elle là, à cette table ? Et ce regard qu'elle venait de jeter vers l'entrée, désespérée, c'était le combientième ? Si elle avait pu soupirer, Otsu l'aurait fait, mais ses clients n'auraient sûrement pas appréciés.

La serveuse avait été demandé dès le début de la soirée par un groupe de jeunes bourgeois, fils de banquiers, de notaires ou de commerçants, de produits de luxe cela allait sans dire. Ils n'étaient là que pour boire, et se vanter le lendemain d'être allé dans ce salon de thé interdit en se donnant de grandes tapes viriles dans le dos. Otsu retint un bâillement. Ils ne lui parlaient que pour être resservis, et la tenait éloignée de leurs échanges, de plus en plus volubile et balbutiant. C'était pourtant l'un des atouts de l'Oeillet, bougonnait la jeune femme intérieurement. Proposer à sa clientèle des femmes formées à tous les arts, dont celui de la conversation... Bon, c'était toujours mieux que de danser pour un vieillard à la libido en pleine santé. Hm, ses jambes, repliées sous elle, commençait à lui faire mal. Elle restait rarement assise aussi longtemps sans rien faire. Elle regrettait certains de ses clients, dont un d'ailleurs qui, derrière son flegme et la peur qu'il pouvait lui inspirer, était malgré tout d'une compagnie divertissante. Toujours plus que ces fils à papas... Voilà en quoi elle en était réduite se dit-elle...

Après s'être assurée que les verres de ses clients étaient pleins et qu'ils n'avaient besoin de rien, Otsu jeta un regard discret à ses compagnes. Keiko se trouvait dans une alcôve avec l'un de ses clients réguliers. Hono était alitée, à cause de règles particulièrement douloureuses. Il n'y avait qu'Emi et Fuyu dans le salon commun.

La première partageait littéralement un verre avec un charmant jeune blond. Tous deux se regardaient droit dans les yeux en souriant, chacun de l'autre côté du verre. Ils s'étaient donnés des gages toute la soirée, et avaient l'air de bien s'amuser.

Fuyu riait, entourée de ses deux clients. Son kimono avait glissé de ses épaules, et les deux hommes se plaisaient à lui verser des gouttes d'alcool sur la peau. Le liquide se répandait sur son cou, ses épaules, sa poitrine, jusqu'à que leurs langues avides les récupèrent, toujours plus bas. Des sillons collants se dessinaient sur le corps de la jeune femme. En voilà une qui allait monopoliser la salle de bain après. Fuyu croisa le regard d'Otsu et, sans s'arrêter de glousser, lui fit un signe discret vers le haut, en remuant doucement les lèvres. Bien sûr. Parler, sur le toit. Message reçu.

Otsu revint à sa table. L'un de ses clients fixait son verre, les yeux gorgés d'ivresse. Il se mit à chanceler, et la serveuse se leva prestement, mais non sans élégance, et vint soutenir le pauvre soiffard.

« Eh bien mon ami, souhaitez-vous un verre d'eau ? Une tasse de thé, ou de café peut-être ? »

L'homme ne répondit rien. Il posa ses yeux vitreux sur elle, la vit à peine, mais la repoussa violemment, avant de s'étaler sur la table, fracassant son verre. Un spectacle commun, à l'Oeillet. Ses compagnons rirent de lui, même si tous vacillaient dangereusement, alors qu'ils étaient encore assis... Otsu nettoya les dégâts, s'assura que l'homme n'était pas blessé, et il ne l'était pas, étonnamment. Du coin de l'oeil, elle aperçut Dame Yukari s'adresser à Pavas, sûrement pour lui dire d'appeler une voiture. Et de ce même coin de l'oeil, elle remarqua une courte silhouette, à moitié cachée dans l'ombre, adossée à un mur, les bras croisés sur son torse.

Le voilà lui...

Otsu ne pouvait pas quitter sa table, mais elle savait qu'il l'attendrait. Pavas et Monsieur vinrent la délester du vaincu, accompagné par un autre, qui dût entendre la voix de la raison malgré le brouillard d'alcool dans lequel il errait. Il n'en restait que trois.

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