Ces neuf derniers jours Thomas avait sillonné les quartiers. Il n'avait pas eu plus de quatre déjeuners, pas moins de bouteilles d'eau, quoique l'hiver incitait les passants à lui céder leur chocolat chaud. Ceux conservés dans ces petits verres en carton, que l'on déniche dans un modeste distributeur, que l'on ne sait savourer, mais dont Thomas rêvait à chacune de ses venues à la laverie, son unique refuge durant les jours les plus froids. Il avait faim, les quelques biscuits au fond de son sac ne le contentait plus, son estomac avait ce sentiment de vide immense qui jumelait à son âme. Il avait froid, ces longs cils cristallisaient aux nuits rudes, les gerçures à ses mains empêchaient leur souplesse et le vent frais faisait de chaque inspiration une avalanche glaciale tombant jusqu'à ses poumons.
Par-delà les nuages, le soleil ne se levait pas. La pluie, qui préparait son torrent, peignait les allés de gris. Le ciel était impénétrable, sous son voile noir d'ennuis l'épanouissement était un souvenir douloureux. Londres, à l'effigie du garçon, mourait.
Il sonnait bruyamment onze heures, Thomas arpentait les marchés et la foule, pistant la petite boulangerie dissimulée dans le coin de l'avenue à laquelle il marcha, le pas boiteux, faible et lent. Il y eut un tintement quand il passa la porte puis un assaut d'odeurs sucrées, les viennoiseries, belles et brûlantes, tissaient dans l'air un plaisir d'enfance. Il y avait un homme, gros et fort, qui enfournait des pains derrière les petites vitrines. Il reniflait en patois, essuyant ici et là la poussière finement couchée sur le plan de travail. Il pointa sur Thomas un regard austère, lâchant le torchon posé à même son épaule tandis qu'il marmonnait sous sa moustache noire : « Qu'est-ce que tu veux, le junkie ?- Bonjour... murmura le garçon, la voix raffermit par le gel. Je n'ai pas mangé depuis plusieurs jours et je me sens venir à bout de mes dernières résistances. Je me demandais seulement s'il serait possible que vous m'accordiez un de vos produits... s'il vous plaît. Je n'aurais en retour que ma gratitude.
- C'est pas une association caritative, ici. Alors soit t'achètes par toi-même, soit tu dégages.
- Monsieur, je vous en prie...
- Fiche le camp d'ici, ou j'appelle les flics ! Je veux pas de ça chez moi, clochard ! Va voir ailleurs ! »
Il brandit un couteau laissé sur le comptoir, devant lequel Thomas s'enfuit en cognant un client attendant patiemment son tour.
« Excusez-moi ! dit-il, avant de sortir et de couper la grande place. »
Il descendit les quelques marches amenant à la rive du fleuve, s'asseyant au sol, convulsant de tremblements et de larmes légères qu'il voulait toutes contenir.
« Je... Je ne m'en sortirai pas... fit-il, tenant sa tête entre ses mains rouges. Je... Je n'ai aucune chance. »
Il y eut de longues secondes, calmes, simplement silencieuses, pendant lesquelles le vent s'arrêta de souffler son givre. Quelques instants de paix, d'immobilité et de secret, près de ces ponts où personne n'allait, où aucun œil ne s'attardait sur l'adolescent recroquevillé et vaincu, trémulant de froid sous son vieux manteau en laine.
Mais il y eut soudain des coups, réguliers et fermes, qui arpentaient la berge endormie et se rapprochaient à chaque impact sur le macadam dur. Thomas, levant curieusement le regard, l'ouvrit de terreur. Un inconnu l'appelait et courait à lui, il se faisait poursuivre par cinq gendarmes lui ordonnant d'obtempérer. Il hurlait le même mot, qui assourdit Thomas de panique quand il parvint enfin à l'entendre : « Cours ! »
Le garçon eut un soubresaut. Il se redressa aussitôt pour se sauver, haletant d'angoisse, fouetté par les zéphyrs frais qui avaient repris leur chœur. L'homme le dépassa, il lui signa de le suivre alors qu'il montait les escaliers pour rejoindre les rues. Affolé par cette menace judiciaire, Thomas le suivit sans oser réfléchir. Il franchit derrière lui les ruelles les plus étroites et les plus négligées, celles dont le nom ne frisait pas les lèvres bourgeoises, ni celles des gamins de quartier. Il était véritablement horrifié, pourtant les gendarmes disparaissaient sur leurs traces jusqu'à l'instant où plus aucune de leur voix ne fut perceptible.
L'inconnu l'amena dans une ancienne ferme, haute et abandonnée, tenue loin des trottoirs populeux et des petits magasins. Une couverture, sale et épaisse, s'étendait contre quelques brindilles de foin, servant de matelas et d'isolation. Thomas commençait à sentir une commisération pitoyable, exactement celle qu'il avait précieusement décidée d'éviter le soir où il avait été recueilli par les rues. Et devant lui l'homme souriait, lui tendant un sachet puis sortant un cigare d'une poche ravaudée : « Régale-toi. » C'était des beignets, chauds bien que tassés, saupoudrés de gros sucres et farcis de chocolat fondu. Thomas en dévora trois d'une traite, les paupières fatiguées et la bouche blanche de glaçage. Il pouvait sentir la graisse raviver ses veines et son sang, sentir le Ciel lui permettre un avant-goût de Sa maison.
Enfin il regarda l'homme, voulant témoigner de sa grâce, mais il se surprit à n'en faire rien. Il était beau, longiligne et blond, avec des lèvres rosées, qui pinçaient le cigare alors que son regard infiniment noir l'observait avec une moquerie joueuse. Il s'accotait à une poutre, ricanant sourdement face à cet adolescent qui ne mâchait soudainement plus.« Eh ! tu avais les crocs. Il n'aurait pas fallu être un de ces beignets. »
Thomas garda un moment le silence, sorti brusquement d'une rêverie fantastique. Il répondit, le ton bas, essuyant le coin de sa bouche : « Merci...! Merci du fond du cœur !
- Ne me prêche pas, c'est avec plaisir. »
L'homme s'était mis à le contourner. Il haussait les sourcils, souriant sans jamais s'en lasser. Thomas, qui avait rougi, bégaya encore : « L'as-tu payé... pour moi ?
- Je suis hébergé dans une vieille ferme. Ne t'es-tu pas dit que j'étais aussi fauché que toi ?
- E, Eh bien, comment aurais-tu pu...
- Je les ai volés, beau brun... d'où ces gendarmes. Je les avais repérés et ils ne sont pas parvenus à me décourager. Mais tu peux continuer à penser que je les achetés, beauté. Après tout, l'intention est la même, pas vrai ? »
Il fit un clin d'œil en fumant paisiblement.
« Quel âge as-tu ? poursuivit Thomas
- Qu'est-ce que cela peut te faire ? Veux-tu déjà de moi ?
- C'est que simplement fumes et que tu voles, pourtant tu as l'air jeune. Je me pose des questions. »
Le blond recracha sa fumée en souriant : « Tu es bien coiffé, tu es habillé de belles marques, tu as le visage typique des beaux enfants de bourgeois... Dis-moi, mon grand, qu'as-tu fait comme idiotie pour te faire virer de ta propre maison, hmh ? tu as dû me les énerver, ces parents.
- Je n'ai rien fait...! J'ai... j'ai simplement dit... »
Il se tut un instant, et l'homme arqua impatiemment un sourcil.
« Je leur ai simplement dit que j'étais gay...
- Voyez-vous cela... se contenta-t-il de répondre, avant de s'approcher doucement de lui. Dans ce cas, bienvenue dans l'enfer qu'est la solitude, Tommy. Je te souhaite bien du courage, tu en auras besoin.
- C, Comment... connais-tu...
- C'est marqué sur ton sac, beauté. Thomas. »
L'adolescent jeta un regard naïf à la bandoulière sur laquelle était cousue son nom, silencieusement raillé par le blond s'avançant encore, avec des pas légers, félins, qui roulaient gracieusement ses hanches. Une fois suffisamment proche, il dit à son oreille : « Te fais-je perdre tes moyens, Tommy ? »
Thomas se paralysa à ces mots, entendant sa respiration s'accélérer tandis qu'il scrutait l'homme prendre son beignet et le croquer à son tour, le guettant de ses yeux sombres et de son sourire heureux. Ce furent trois coups forts qui éclatèrent leur douce contemplation en morceaux de réalité.
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Une saison en enfer - Newtmas
FanficThomas, âgé de dix-huit ans, a été jeté à la rue par ses propres parents en raison de son homosexualité. Démuni, privé de toute famille, l'adolescent vagabonde dans les rues de Londres depuis plus d'une semaine. Un ou deux sous trônent au fond de sa...