Chapitre 3

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— Encore un retard Monsieur Droux, me lance la professeure de français avec sévérité lorsque j'arrive enfin en classe.

— Désolé, j'ai dû déposer ma petite sœur à l'école...

— Encore des excuses ! La prochaine fois je ne vous accepte pas en classe. Allez-vous assoir en silence.

Je hoche la tête avec agacement, comme si c'était de ma faute ! Je traverse la salle aux murs désespérément insipides, uniquement égayés par quelques vers de poésie accrochés ici et là et dont je ne suis malheureusement pas assez bon élève pour en connaître l'auteur.

" J'ai bientôt déniché la bottine, le bas...
- Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...
- Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres. "

Je n'y connais pas grand chose en analyse de poèmes mais c'est sacrément chaud dis donc, je suis sûr que Madame Dufour serait outragée que des jeunes esprits en devenir soient confrontés à tant de débauche littéraire.

Quelques élèves, affalés sur leur table, me jettent un coup d'œil de compassion, d'autres, comme ce fayot de Pierre-Alain Jacquet, me dévisagent avec agacement, levant même carrément les yeux au ciel. "Toujours en retard celui-là", murmure Pierre à sa voisine Alicia, juste assez fort pour que la prof puisse l'entendre et, certainement, le garder dans ses bonnes grâces. Attendez, je vais vomir et je reviens.

Je m'assois à ma place habituelle depuis la rentrée un mois plus tôt, à l'avant-dernier rang, près de la fenêtre, c'est l'idéal pour ne pas trop se faire remarquer et interroger par les profs. Il faut éviter le dernier rang, on est tout de suite catégorisé comme cancre et pris pour cible principale de bombardement de questions sur le cours. Ce n'est pas que je n'écoute rien en classe, disons que j'ai une oreille sélective. Par exemple, je peux vous dire que je suis à deux-cent pourcent à fond dans mes cours optionnels d'arts plastiques, parce que c'est une matière que j'ai choisie et dans laquelle je me sens vraiment à ma place. Par contre, pour les cours beaucoup plus théoriques, j'ai un mal fou à rester concentré toute l'heure et il m'arrive très souvent de dessiner davantage que de prendre des notes. Ma moyenne a toujours oscillée entre dix et onze sur vingt, je suppose que je ne suis pas trop mauvais non plus...

— C'est trop mignon que tu t'occupes de ta petite sœur, chuchote Assia, ma voisine de table et amie depuis deux ans, tandis que je sors ma trousse et un cahier de mon sac.

C'est une fille brune, très jolie, à la peau légèrement mate et aux grands yeux marrons mis en valeur par un trait de crayon noir, finement appliqué. Elle est coiffée d'une longue tresse volumineuse et vêtue d'une de ces chemisettes blanches à col claudine et d'un pantalon beige pattes d'éléphant, très en vogue en ce moment.

— Mouais, des fois j'aimerais bien ne pas être l'ainé, c'est chiant.

— Crois moi, c'est pas mieux d'être la benjamine, j'en sais quelque chose.

— Je te crois sur parole.

— Sinon... ça va mieux ta mère ?

— Franchement, j'en sais rien. Elle met des fleurs partout mais j'ai l'impression qu'elle est à deux doigts de s'écrouler. Avant-hier je l'ai entendue pleurer pendant des heures dans la salle de bain.

— Elle est encore sous le choc...

— Ouais et vu qu'elle se tue au travail ça doit pas aider. Tout ça pour un salaire de misère.

— Tu sais, j'ai peut-être une idée.

— Ah oui ?

— J'ai vu une annonce dans le journal l'autre jour, il y a une nouvelle asso pour que les gens se rencontrent, dans le quinzième ou le quatorzième je sais plus.

— Se rencontrent, c'est à dire ? Amoureusement ?

— Oui.

— Je ne suis pas sûr que ça aiderait. C'est un homme qui l'a détruite, ça m'étonnerait qu'elle veuille en rencontrer un nouveau.

— Je suis d'accord mais là apparemment c'est juste pour les personnes qui ont eu des mauvaises expériences amoureuses. Y aura que des femmes et des hommes qui savent ce que c'est d'avoir été trahis. Et c'est pas obligé d'aboutir sur une histoire je pense.

— Mmh, ça peut être intéressant alors... au moins pour qu'elle discute de ça avec d'autres, ça peut lui faire du bien. Elle s'appelle comment cette asso ?

Avant qu'Assia ne réponde, la professeure de français, qui était en plein discours enflammé sur un certain Arthur Rimbaud, nous dévisage avec raideur.

— Monsieur Droux, Madame Boughera, on ne vous dérange pas j'espère ? Vous voulez du thé, des petits biscuits peut-être ? Monsieur Droux, non seulement vous arrivez en retard mais en plus vous perturbez vos camarades. Apportez-moi votre carnet de liaison.

Rouge comme une tomate sous les ricanements de Pierre et Alicia, je me retrouve avec un merveilleux mot à faire signer par ma mère, clamant que je suis un grand "élément perturbateur" et que de ce fait, j'ai une heure de colle vendredi après-midi. Génial. Vivement que cette fichue journée se termine.

La pause-déjeuner arrive enfin, sonnerie salvatrice et que tous les lycéens normalement constitués, donc à l'exception de Pierre, attendent avec impatience. Les couloirs du bâtiment se remplissent par une marée d'adolescents, voguant à l'unisson vers la terre promise : la cantine du lycée.

La queue à l'extérieur est tellement grande que je me demande si je ne vais pas crever d'hypoglycémie avant de pouvoir enfin entrer. Heureusement qu'il fait beau aujourd'hui, mais dans quelques mois, quand ça sera l'hiver, je peux vous assurer qu'ici se mènera une guerre sans merci car chacun voudra entrer en premier pour ne pas se geler les cou... les parties génitales, restons poli.

Tandis qu'Assia et moi patientons civilement, nous sommes rejoints par nos deux autres amis, Hugo et Samuel.

— Raph sérieux comment tu fais pour être toujours en retard ? s'esclaffe Sam.

C'est un garçon grand, maigre et élancé, avec une tignasse blonde qui ressemble à s'y méprendre à un nid d'oiseaux. On peut presque s'attendre à voir un ou deux satanés pigeons parisiens en sortir.

— On a du mal à s'organiser à la maison depuis que l'autre connard s'est barré.

— Tu sais ce qu'il devient ton daron ? s'enquiert Hugo.

Il est blond également, mais plus petit, plus en chair avec ses joues rondes et mieux coiffé que Sam. Sa bouche entrouverte lui donne un air ahuri. Il est vêtu d'un t-shirt de Nirvana et je ne peux m'empêcher de fredonner mentalement quelques paroles de Mr. Moustache. "Easy in an easychair, Poop as hard as rock, I don't like you anyway, Seal it in a box! I'm new! I'm you! I'm new! I'm you, ah!". J'aime la musique, je crois que c'est ma deuxième passion après l'art manuel créatif.

— Non, il m'a envoyé une lettre le mois dernier mais je l'ai foutue à la poubelle sans lire.

— Ta mère et lui ont officiellement divorcé ou pas encore ?

Hugo ne cesse de lancer des petits regards à Assia, qui observe avec impatience la foule de lycéens devant nous, sans remarquer quoi que ce soit. Est-ce qu'il aurait un faible pour elle par hasard ? Il faudrait que je lui demande plus tard en tête à tête. Je sais, je sais, la curiosité est définitivement un mauvais défaut mais j'aime les ragots, pas vous ?

— Ils n'ont pas encore divorcé, ça me déprime d'avance... Ma mère n'en parle jamais mais je crois qu'ils doivent se voir bientôt pour les papiers.

La double vie de Raph'Où les histoires vivent. Découvrez maintenant