— Je veux pas manger des céréales, pleurniche Camille dans la cuisine de l'appartement.
J'essaye tant bien que mal de lui faire prendre son goûter depuis une dizaine de minutes. J'ouvre tous les placards, pour lui montrer qu'il n'y a rien d'autre que des céréales. Tout est vide, désespérément vide. Il faut que je fasse les courses, j'ajoute cela à ma liste mentale de choses à faire qui ne cesse de dangereusement augmenter.
— T'as pas le choix Camille. Soit tu manges ces foutues céréales, soit tu crèves de faim.
— Tu dis des gros mots, je vais le dire à maman ! Je veux pas de céréales je te dis !
Elle pose ses deux coudes sur la nappe dorée, gonflant les joues pour signifier très clairement son mécontentement. J'avoue qu'en ce moment précis, l'idée que mon père récupère la garde de ce petit boudin capricieux ne me paraît plus si mauvaise...
— Me fais pas chier Camille, j'ai eu une dure journée. Si t'en veux pas, n'en mange pas, point.
Je tire une chaise pour poser mon postérieur dessus, attrapant la boîte de la discorde pour m'en verser un bol entier. Notre mère rentre en général vers vingt-deux heures. J'ai pris l'habitude de préparer le dîner, nourrir Camille et laisser une assiette toute prête dans le frigo pour elle, comme ça, elle n'a qu'à la mettre au micro-onde. Je suis également en charge des devoirs de Camille et de m'assurer qu'elle prenne bien sa douche et se lave les dents avant de se coucher à vingt et une heure maximum. Bien sûr, ma petite sœur fait tout pour me faciliter la vie. Elle boude les légumes, même tout ce que je lui propose à manger d'ailleurs, fait des caprices interminables pour ne pas faire ses devoirs, refuse toujours de se laver et fait tout un cirque pour ne pas se brosser les dents. Mais heureusement, dès que le monstre est dans son lit, il s'endort en dix secondes, certainement trop fatigué par toutes ses activités et bouderies de la journée.
Camille n'était pas comme ça avant que mon père ne parte, c'était une petite fille, certes, espiègle, mais pas casse-pieds. Ma mère n'était pas bonne à tout faire à cette époque et ma petite sœur était le centre de son attention. Je suppose que tous ses caprices sont un signal d'alerte pour exprimer à quel point notre mère lui manque. Si seulement elle avait un travail moins dur qui se terminait à dix-sept ou dix-huit heures... comme celui des gens diplômés. Mais une personne, sans expérience professionnelle et sans qualification, n'a pas d'autre choix que de faire les métiers les plus pénibles et moins bien rémunérés. Si seulement il y avait une limite d'heures légales au moins... Moi aussi, j'ai beau être un grand garçon, ma mère me manque tout de même, nous ne nous croisons qu'en coup de vent le matin.
— Mange pas toutes les céréales ! hurle Camille.
— Je croyais que tu n'en voulais pas.
— J'ai changé d'avis d'accord !
Elle se penche pour attraper la boîte posée devant moi, manquant de justesse de renverser un des sempiternels pots de fleurs en céramique.
— Attention Camille !
— Oui oui ça va hein je l'ai pas fait tomber.
Elle recommence à bouder en remplissant enfin son bol. Il n'y a plus que des "crounch, crounch" qui résonnent dans la cuisine pendant de longues minutes.
Après le goûter, je congédie Camille dans sa chambre pour faire ses devoirs, puis j'enfile des gants en caoutchouc pour faire la vaisselle. C'est tellement long et ennuyant que je me mets à fredonner ma chanson favorite de Queen, Bohemian Rhapsody, pour faire passer le temps plus vite.
— Is this the real life ? Is this just fantasy ?
La vaisselle de la veille s'est bien accumulée, j'ai du travail... Et tout ce gras collé aux assiettes est écœurant. Je suis fatigué et pourtant, ce soir, dès que je coucherai Camille, je vais devoir sortir par la fenêtre de ma chambre...
— Caught in a landside, No escape from reality...
Comme trois soirs par semaine depuis presque un mois, ma mère pense que je dors à poing fermé lorsqu'elle rentre enfin. La porte de ma chambre est alors close, il n'y a pas de lumière allumée, tout est silencieux et un tas de coussin prend la forme de ma silhouette sous ma couette.
— Mamaaa, life had just begun, But now I've gone and thrown it all away !
Tous ces secrets sont nécessaires, cette double vie que je mène depuis des semaines va nous permettre de sortir un peu la tête de l'eau financièrement. Et outre l'argent, pour moi, même si c'est dur et épuisant, mon activité nocturne me procure un sentiment de détachement et de liberté qui me permet d'échapper à toute la pression dévorante du quotidien. Mon sang bouillonne d'ailleurs d'impatience à l'approche de l'heure fatidique.
— Goodbye, everybody, I've got to go...
Une fois la vaisselle terminée, je suis très satisfait d'observer la pile d'assiettes et de couverts étincelants de propreté s'égoutter sur un torchon. Il me reste encore à préparer le dîner, vérifier les devoirs de Camille, la jeter de force sous la douche...
Les minutes défilent, et bientôt les heures, mon petit monstre de sœur a à peine chipoté à manger les raviolis en boîte que je lui ai servis, elle tombait déjà de fatigue. Ses devoirs n'étaient pas trop bâclés et nous avons préparé ensemble son cartable pour demain. Bien sûr, la douche, c'est toujours compliqué, qu'elle soit fatiguée ou non. Mais j'ai trouvé un stratagème, lui promettant de lui acheter des chips demain si elle se lavait sans rechigner. Elle m'a montré toutes ses dents de Dracula, je suppose que c'est ce qui se rapproche le plus d'un sourire, puis a accepté le marché.
Il est vingt-heures-quarante-neuf précisément, lorsque j'éteins la lumière de sa minuscule chambre, écoutant avec satisfaction sa respiration régulière de petit monstre endormi. C'est un record, ce jour restera à jamais gravé dans l'histoire.
Quant à moi, j'ai bien des choses à faire et dormir n'est pas au programme de sitôt. Je me dirige à pas de loup dans ma chambre, fermant la porte après moi et préparant les coussins sous ma couette, au cas où ma mère déciderait de passer me voir, ce qui m'étonnerait mais bon. On n'est jamais trop prudent.
La fenêtre et la nuit m'appellent, je me glisse sans difficulté dehors, c'est l'avantage d'habiter au rez-de-chaussée.
Et maintenant, l'heure de ma seconde vie commence.
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La double vie de Raph'
RomanceParis, 1991. Raph est à première vue un lycéen comme les autres. Il est assidu en cours, a quelques bons amis et s'entend plutôt bien avec tout le monde. Cependant, ce que les autres ignorent de Raph, c'est qu'à la nuit tombée, il revêt perruque, ma...