Chapitre 2

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Avant de quitter l'immeuble, Camille et moi passons par le local à poubelles pour y déposer nos détritus. Ma sœur ne manque pas de faire une grimace prononcée en se plaignant de l'odeur. Nous montons ensuite au dernier étage de la copropriété et nous nous plantons devant la porte de Madame Dufour, la propriétaire de l'appartement où nous sommes en location.

Pendant que nous étions dans l'ascenseur, j'ai jeté un œil au mot de maman. Je sais, la curiosité est un vilain défaut, mais seule la pizza est parfaite et Dieu merci, je ne suis pas une pizza. Sinon je ne pourrais plus en manger. Ce fameux mot annonce un retard dans le paiement du prochain loyer, celui d'octobre. Comme d'habitude, ma mère ne m'en a pas parlé, elle doit sans doute penser que j'ai trop de soucis en tête avec le départ de papa, le bac à préparer et blablabla. Nous sommes fin septembre, qui se soucie du bac presque neuf mois à l'avance ?

De toute façon, qu'elle le veuille ou non, j'ai décidé de l'aider. Et mon premier salaire devrait m'être versé d'ici quelques jours. Elle n'est pas au courant bien sûr, elle n'aurait jamais accepté que j'aie un travail l'année du bac et se serait mise dans tous ses états. Surtout si elle savait quel genre de boulot je fais...

Camille presse la sonnette avec impatience.

— Elle en met du temps la vieille bique ! Je vais me faire gronder par la maîtresse si j'arrive encore en retard !

— Camille, on ne parle pas comme ça !

— Pourquoi ? C'est vrai que c'est une vieille bique d'abord. Même maman l'a dit.

— Je sais mais il faut pas qu'elle t'entende parler comme ça, elle va nous augmenter le loyer sinon.

— Ah non, je veux de l'argent pour acheter un ours polaire moi.

Camille a ce genre de délire depuis plusieurs années. Un jour elle a vu un reportage sur la fonte de la banquise qui a commencé et s'est mise en tête d'acheter cette bête annoncée dans les vingt ans à venir en voie d'extinction, pour la sauver de sa macabre destinée.

  — Alors tiens-toi bien. Et affiche ta frimousse désespérée s'il te plaît.

— Celle-là ?

De gros yeux de chien battu se dessinent sur le visage juvénile du monstre. Elle semble tellement mignonne comme ça.

— Parfait, ne bouge plus maintenant.

C'était moins une, la lourde porte en bois de chêne s'ouvre pour laisser se dessiner sur le pallier la silhouette de la vieille Madame Dufour. Un tablier à fleur recouvre sa longue robe pastel et une agréable odeur de pain chaud s'échappe de son appartement à l'air très luxueux. C'est une de ces mégères, du genre jamais contente, à constamment geindre sur l'époque moderne et que notre président actuel, François Mitterand, est un clown en comparaison de son prédécesseur. Je parie ma collection de timbres qu'elle disait la même chose de Giscard d'Estaing quand il était au pouvoir.

Elle nous toise de ses petits yeux méchants, les sourcils tellement froncés qu'on aurait dit qu'elle n'en a qu'un seul.

— Camille et Raphaël Droux, quelle surprise d'aussi bon matin. Vos professeurs ne vous ont donc jamais appris les règles élémentaires de la politesse ? Ne pas importuner les vieilles dames d'aussi bonne heure !

Sa voix de chèvre résonne sur le palier, tellement désagréable qu'elle me dresse instantanément les cheveux sur la tête.

— Mais vous ne dormiez pas, réplique Camille qui a abandonné son air adorable.

— Baisse d'un ton jeune fille ! À mon époque, les enfants impertinents étaient fouettés ! La société est devenue tellement molle.

Je fais les gros yeux à Camille qui s'apprêtait à répliquer pour lui signifier de ne pas en rajouter une couche. Moi aussi j'aimerais bien lui fermer son clapet à cette Madame Dufour, cependant, nous ne pouvons pas nous permettre d'être jetés à la rue. Je déteste jouer les lèche bottes, mais il le faut.

— Excusez ma jeune sœur, elle sera punie pour son comportement.

Madame Dufour me toise d'un air approbateur.

— Bon alors Raphaël, tu comptes me dire pourquoi vous venez m'ennuyer au lieu d'être en route pour l'école ?

— Ma mère vous a écrit un mot.

— Qu'est-ce que tu attends ? Donne-le moi pardi !

Elle parcourt des yeux le bout de papier, soupirant bruyamment.

— Vous me mettez dans l'embarras, je vous ai déjà accordé un délai de paiement le mois dernier. Cela n'en finit-il jamais ?

— C'est un peu dur depuis le départ de notre père...

— Oui, oui, c'est pour ça que dans ma grande bonté j'ai cédé le mois dernier ! Les veuves et les orphelins, ça court les rues vous savez, on n'a pas à se sentir obligés de tous leur venir en aide !

— Maman n'est pas veuve et on n'est pas orphelins, râle Camille.

— C'est une expression jeune fille ! Tu n'as pas appris ça en... en classe est-elle déjà cette impertinente qui devrait apprendre à tenir sa langue ? demande Madame Dufour en se tournant vers Raphaël.

— En CE2. Vous réfléchirez au mot ?

La vieille dame pince ses lèvres, lui donnant l'air encore plus désagréable qu'à l'ordinaire.

— Nous verrons. Déguerpissez maintenant !

Quand la porte de son appartement se referme sur Camille et moi, nous échangeons un long regard lourd de sous entendus, avant de quitter l'immeuble.

— Quelle face de morue, grogne Camille tandis que nous marchons dans les rues parisiennes.

Cette fois, j'approuve en soupirant.

Il est presque huit heures, je vais être en retard au lycée, je tâche de presser le pas en ignorant les plaintes de ma sœur. Nous croisons plusieurs parents venus déposer leur enfant devant les grilles de l'école de Camille. Les conversations fusent de partout, ça parle des repas, d'un gamin de maternelle qui a des poux, de la future sortie scolaire pour laquelle Camille n'est pas inscrite, faute de moyens. Merci papa, je te hais du plus profond de mon cœur.

Morose, je dis au revoir à Camille qui s'empresse de retrouver ses copines chipies, avant de me mettre en route vers le lycée.

La double vie de Raph'Où les histoires vivent. Découvrez maintenant