Chapitre 14

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Le lendemain au lycée, ma journée commence mal. Très mal. Déjà, j'ai la tête dans les fesses à cause de la soirée de dingue d'hier. Ensuite, j'ai complètement oublié de faire signer le mot par ma mère dans mon carnet de liaison et écope donc d'une deuxième heure de colle cet après-midi. La professeure de français m'a regardé avec sévérité sous ses lunettes carrés en me tendant une liste de devoirs supplémentaires que je dois faire durant ma détention forcée. Encore des trucs sur Rimbaud. Pierre-Alain et Alicia, depuis le premier rang, n'en n'ont pas louppé une miette et m'ont jeté des regards emplis d'une satisfaction malfaisante. Ce petit détritus de Pierre-Alain faisait moins le malin hier, devant Lana... Il faut à tout prix que je trouve le moyen de lui faire payer.

Plus tard, à la cantine, devant des oeufs brouillés artificiels ayant le goût de vieux fromage puant, Huga, Sam et Assia sont déchaînés.

— Elle abuse cette vieille peau de te rajouter une heure de colle ! s'écrie Hugo.

— Ouais, t'as juste oublié de faire signer un mot c'est pas la mort, enchérit Assia.

— Depuis le début de l'année j'ai l'impression qu'elle a un truc contre toi, dit Sam avec un pincement de lèvres.

Je ressens une poussée d'affection pour mes amis, c'est vraiment cool de leur part de toujours essayer de m'encourager, même quand c'est moi qui ai fait une connerie. J'ai déjà songé à me confier à eux concernant mes activités secrètes au club, mais ayant beaucoup trop peur de leur réaction, j'ai toujours préféré m'abstenir. Leur amitié m'est beaucoup trop précieuse pour risquer de la gâcher.

— Au fait Raph et Sam, vous avez parlé à vos mères ? demande Assia.

Nous faisons signe que oui. Toutes deux sont d'accord.

— Au moins, ça va peut-être aider, déclare Hugo.

— J'espère ! soupiré-je. Parce qu'entre temps, j'ai appris que mon géniteur veut récupérer la garde de Camille. 

Tous trois affichent une mine énervée. 

— Il n'oserait pas...? demande Assia.

— Il faut croire qu'il n'y a pas de limite à la salauditude, dis-je en buvant un verre d'eau. Et puis Monsieur a les moyens de se payer de bons avocats.

Hugo pose une main sur mon épaule et me tapote doucement pour me réconforter.

— Il y a peut-être un moyen de le faire changer d'avis ? demande Sam.

— J'y pense sans arrêt depuis hier mais mes idées me semblent un peu bêtes. 

— C'est quoi tes idées ? questionne Assia en versant le pot de sel sur ses oeufs, tentative désespérée pour les rendre plus digestes.

— Je pensais à... lui pourrir la vie. Avec sa nouvelle copine je veux dire, j'ajoute d'un ton écoeuré. Là, ils sont sûrement tout heureux ensemble ces enfoirés, ils se préparent à accueillir Camille mais... si leur couple éclate, mon géniteur n'aura plus la tête à récupérer ma soeur, si ?

— Mais c'est génial comme idée Raph ! s'exclame Hugo avec enthousiasme. En tout cas, ça fait sens. 

 — En plus, s'il est dans une situation instable, il aura moins de chance de convraincre le juge pour la garde, dit Sam en tripotant le nid d'oiseau doré qui lui sert de chevelure.

Assia approuve d'un signe de tête, finissant de me convaincre que mon plan approximatif n'est peut-être pas une si mauvaise idée que ça.

— Pour l'instant peut-être que ce dont t'as besoin c'est de te changer les idées ! s'exclame Hugo, au garde à vous. Et ça, on peut t'aider.

Je rougis, touché qu'il se propose de me faire penser à autre chose...

— On peut faire un truc ce week-end ? suggère Sam.

— Oui ça serait cool ! s'écrie Assia. En plus ça fait longtemps qu'on est pas sortis tous les quatre.

Hugo hoche la tête en signe d'approbation.

Nous optons pour un karaoké dimanche avec enthousiasme. Revigoré par la perspective de passer une jounée tranquille avec mes potes, j'enfourne un gros morceau d'oeufs brouillés dans ma bouche, mastiquant péniblement avant de déglutir avec une expression de profond dégoût.

Après les cours obligatoires de l'après-midi, je dis au revoir à Assia, Hugo et Sam qui se dirigent vers la sortie du Lycée, tandis que je prends la route vers mon cours optionel d'art plastique. "Bonne chance pour tes deux heures de colles ce soir", me lancent-ils avant de partir.

Avant la longue torture qui m'attend, je profite pleinement de cette heure de bonheur passée à travailler sur mon oeuvre actuelle. La consigne, donnée par Maria, notre professeure, est de dessiner, sur tableau, le portrait d'un de nos camarades en utilisant uniquement crayon de bois et fusin. Je fais équipe avec Thomas, un élève de première, timide certes, mais doté d'un sacré talent inné. Ses oeuvres sont toujours magiques, représentant les objets et personnes avec cette vision fraîche et éblouissante. Comme tous les autres binômes dans la salle, nous sommes assis l'un en face de l'autre, nos chevalets respectifs un peu décalés pour que nous puissions nous scruter tout en dessinant. Pendant près d'une heure, seul le doux bruit rassurant du fusin sur la toile résonne dans l'air. Tandis que je dessine les traits juvéniles de mon binôme, mes pensées divaguent. Je pense à la soirée au club d'hier, à cette peste d'Alicia, ce nigaud de Pierre-Alain et... Noam. Je souris bêtement, ravi d'avoir enfin un nom sur ce visage. Je secoue la tête, tentant vainement de chasser cette pensée stupide. Que m'arrive-t-il bon sang ? Pourquoi est-ce que je voulais à tout prix savoir son nom ? Je revois son visage souriant dans mon esprit, ce fameux coin de mon esprit où je m'interdis d'aller, par crainte de la vérité. Je me surprends à assombrir un peu trop les yeux du portrait de Thomas, alors que les siens sont bleu ciel. Flûte ! Pourquoi est-ce que je pense à ses yeux à lui ?! 

— Mmh, fini, murmure Thomas, brisant le silence ambiant.

— Oh fais voir ! je m'exclame, heureux d'être tiré de mes pensées sordides.

Le portrait qu'il a fait de moi m'électrise de la tête aux pieds. Je me reconnais, ce tableau résonne en moi et semble même percer mon âme. Il a dessiné les traits de mon visage d'une finesse incomparable et accentué la forme d'amande de mes yeux, me donnant plus que jamais cette douceur et beauté féminine que j'aime tant. Qui est une part de moi-même. Car oui, je l'avoue, bien qu'au début je faisais ça uniquement pour le salaire, j'ai découvert à quel point j'aimais entrer dans la peau de Lana et devenir une sublime jeune fille l'espace d'une soirée. Ce dessin de moi réflète toutes mes pensées les plus profondes, les plus secrètes. Raph et Lana à la fois, posés sur toile. Il n'y en a pas un que je préfère à l'autre, j'aime ce double jeu, cette double vie que je mène. Ces deux personnes me constituent, font ce que je suis et j'aimerais qu'elles continuent de cohabiter ensemble pour toujours.

Je jette un regard désemparé à Thomas. A-t-il compris qui je suis ? Il me jette simplement des regards fuyants sans faire aucun commentaire. Sa timidité maladive l'empêche de communiquer correctement, je ne saurais probablement jamais ce qu'il en est. Je lui souris chaleureusement et lève mon pouce en l'air pour lui faire comprendre à quel point j'apprécie son dessin. Il détourne simplement le visage, lâchant un tout petit "merci". Merci à toi Thomas, ton oeuvre m'a mis du beaume au coeur...

La double vie de Raph'Où les histoires vivent. Découvrez maintenant