Chapitre 12

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Ce jeudi soir au club, l'ambiance est électrique. Nous accueillons sur scène un groupe de rock amateur, les Moonlights. Ce sont des jeunes dynamiques, environ la vingtaine, tatoués et fringués de cuir, qui savent comment réveiller et exciter une salle bondée. Les deux guitaristes s'enflamment, accompagnés par la voix énergique de la chanteuse qui fait un malheur, sous un tonnerre d'applaudissement de nos clients.

Je me faufile tant bien que mal dans la cohue avec mon plateau chargé, vêtu de ma robe rouge de serveuse. Ce soir, les longs cheveux noirs de Lana sont noués en une élégante queue de cheval, dévoilant mon visage fin parfaitement maquillé. Pour l'occasion, nous avons enlevé les tables de la partie salle de spectacle du club et l'espace devant l'estrade est occupé par une marée de clients debouts, sifflant et encourageant les jeunes rockeurs. Tandis que Fannie et Claire s'occupent du coin restaurant, plus calme ce soir, je suis en charge du public de ce concert organisisé un peu à la dernière minute par la grande Glorianna Ciminalli. "Ne vous inquiétez pas mes chéris, ça sera un tout petit concert pour la famiglia, juste un peu d'ambiance !", a-t-elle dit en balançant ses mains au ciel avec sa théâtralité légendaire. Mon oeil, ce petit concert a attiré trois fois plus de personnes qu'attendues. Il paraît que les Moonlights ont le vent en poupe ces temps-ci, suite à leur victoire à un concours de rock le mois dernier. Je dois avouer que leur son est plutôt dément, je ne peux d'ailleurs pas m'empêcher de gigoter mon bassin en suivant leur rythme, tout en servant les deux bières qu'un couple sifflant devant l'estrade vient de commander. 

Jusqu'à vingt deux heures, je ne fais que des allers-retours frénétiques entre la salle de spectacle et le bar, où Madge, tantôt pestant, tantôt sifflant et applaudissant avec les clients, s'active sans relâche à préparer toutes les boissons. Lorsque le groupe finit sa représentation et quitte l'estrade sous de bruyantes salves de joies, beaucoup de clients quittent les lieux tandis que d'autres s'installent au bar ou au restaurant, rendant le travail de la soirée plus digeste. 

Claire me fait un signe qu'elle a besoin d'une pause clope, j'occupe alors sa place en tant que serveuse et m'affaire à prendre les commandes. Comme je me débrouille plutôt bien, Fanny me laisse gérer seul et retourne à son poste, probablement le plus pénible, la plonge. Un nouvel artiste prend place sur l'estrade du coin spectacle, se plaçant gracieusement devant notre piano droit et faisant craquer ses jointures avant d'entamer une musique classique, très relaxante. Certains clients, qui viennent de finir leur repas, se lèvent pour commencer à tournoyer lentement devant la scène. Madge, toujours à point nommé, allume les projecteurs violacés et rouge passion, pour une ambiance romantique et glamour à la fois. Ma contemplation paisible et je l'avoue, un peu envieuse, de ces couples rieurs et virevoletants est de courte durée.

— Mademoiselle s'il vous plaît, m'interpelle un client dont la voix m'est affreusement famillière.

Je me retourne, ma longue queue de cheval dansant avec légèreté en suivant mon mouvement. Mon coeur manque un bond lorsque j'aperçois ledit client. Oh mon dieu. Avec sa chemise à carreaux boutonnée jusqu'aux orbites, ses dents de cheval et ses lunettes à écailles, c'est Pierre-Alain Jacquet qui me fait signe de la main à l'autre bout de la salle. Apparemment il vient tout juste de s'installer et sa "charmante" compagnie n'est autre qu'Alicia, tellement maquillée qu'elle doit être visible de la Nasa. Respire Raph... Ils ne peuvent pas te reconnaître... Mes mains deviennent moites. Et s'ils découvrent que c'est moi ? Non, c'est impossible. Tentant de contrôler ma respiration, je m'avance d'un pas d'abord hésitant, puis, me reprenant, je redresse le buste et ma démarche se fait plus assurée jusqu'à leur table.

Je vois les yeux de Pierre-Alain s'écarquiller à mon approche, devenant plus globuleux que jamais sous ses verres épais. Que lui arrive-t-il ? M'a-t-il vraiment reconnu ? Le mieux est de ne faire comme si de rien n'était. Je me râcle la gorge pour que ma voix prenne des tons plus aigus. 

— Bonsoir messieurs dames, dis-je en les regardant avec un sourire que j'essaye de ne pas trop faire paraître hypocrite. Vous souhaitez dîner ?

— Euh...euh... bégaille stupidement Pierre-Alain en me fixant toujours de ses balles de golf qui lui servent de yeux.

Je rêve ou c'est de la bave aux coins de ses lèvres ? Je fronce les sourcils, tentant de déterminer si cette substance visqueuse est bel et bien de la salive. Je n'ai pas le temps de poursuivre mon analyse qu'Alicia toussote de manière insistante. Son regard passe de moi à Pierre-Alain, pour se poser de nouveau sur moi d'un air très... pincé. 

— Non, nous avons déjà dîné avant de venir ! s'exclame-t-elle d'une voix agacée. Nous venons pour un dessert, parce qu'il paraît que vos brownies sont "divins".

Elle mîme des guillemets, visiblement sarcastiques, avec ses doigts vernis rose fushia, tellement flashis qu'ils me piquent les yeux. Si tu ne penses pas qu'ils sont bons alors pourquoi t'es là espèce d'idiote ?

— Moi je crois surtout que votre réputation est surfaite, poursuit-elle avec tout le venin qu'elle est capable de cracher. Mais bon, nous verrons bien. En tout cas, ça fait déjà cinq minutes que nous patientons pour que quelqu'un vienne prendre notre commande. On va dire que ça ne commence pas très bien.

Respire Raph... Je dois prendre sur moi pour ne pas lui dire de dégager si elle n'est pas contente. Peut-être que je pourrais cracher dans sa commande à la place ? Mon expression se fige en un sourire crispé, tandis que je sors mon carnet et mon crayon de la poche de ma robe.

— Permettez-moi de vous montrez qu'ici la restauration est excellente, je réponds de ma voix professionnelle la plus fausse. Que désirez-vous manger ? Deux brownies si j'ai bien compris ?

Pierre-Alain, me scrutant toujours, hoche stupidement la tête avec l'air de quelqu'un qui n'a pas écouté un mot depuis tout à l'heure. Alicia, elle, visiblement de plus en plus excédée, soupire bruyemment.

— Non, bien sûr que non ! Je ne prendrais pas de brownie. Il est hors de question que je commande quelque chose que tout le monde commande ici parce que doté d'une fausse réputation, probablement lancée par vous-même et votre équipe ! 

Je crispe la mâchoire. Le client est roi. C'est bien ce que Cyntia, en son bon rôle de sous-gérante, ne cesse de nous répéter à moi et aux filles à longueur de temps. C'est sûr qu'elle, depuis son bureau, n'a jamais eu à faire face à des énergumènes telles qu'Alicia. Reste calme...

— En ce cas, qu'est-ce qui vous ferez plaisir ?

— Je ne sais pas ! Peut-être que si vous faisiez votre travail et que vous me disiez quels desserts vous avez je pourrais faire mon choix !

C'est pour ça que le menu est en face de toi pauvre cloche...

— Nous avons des glaces à composition libre une, deux ou trois boules, des crêpes, gauffres, cafés gourmands, smoothies, brownies, tartes aux pommes et le dessert du jour, une crème brûlée façon Ciminalli où nous ajoutons un couli de framboise par dessus.

Alicia lève les yeux au ciel, se dandine sur sa chaise pour remonter son haut moulant qui glisse presque jusqu'à dévoîler entièrement ses obus nucléaires. Dans la salle, d'autres clients commencent à me faire signe. Elle me fait vraiment perdre mon temps et commence sérieusement à me donner la migraine. Je perds patience.

—  Vous avez fait votre choix ? je demande d'une façon plus brutale, abandonnant mon sourire forcé.

— Oh ça va respirez ! On ne peut plus prendre le temps de bien choisir c'est fou ça. Votre réputation est décidemment bâtie sur un mensonge. Mais comme je me sens pressée comme un citron, j'ai fait mon choix.

— Je. Vous. Écoute. 

— Le brownie pour moi aussi.

C'est pas vrai !


La double vie de Raph'Où les histoires vivent. Découvrez maintenant