L'air frais nocturne me fait frissonner tandis que nous nous aventurons dans la rue du club, un peu au hasard. La lune a la forme d'un croissant dans le ciel, si jaune, si paisible. Les fêtards parisiens, émergeants des bars et clubs ouverts toute la nuit, envahissent les trottoirs par paquets, sortant fumer une clope avant de retourner s'éclater à l'intérieur. Noam glisse sa main dans la mienne et bien que chaude et douce, elle ne fait qu'emballer davantage mon cœur dans ma poitrine.
— Viens par là, on sera plus tranquille.
Complètement hypnotisé, je ne peux que le suivre m'entraîner vers un petit muret en pierre, encadré de part et d'autres de buissons, comme une bulle isolée du monde, à l'abri des regards...
Il s'assied sur le rebord et son visage dans la pénombre me semble presque irréel. Il est tellement grand que, bien que je sois debout, nous sommes presque à la même hauteur. Ses yeux sombres se campent dans les miens, je ne peux qu'y plonger corps et âme, incapable de résister. Depuis quand suis-je devenu si accroc ? Pourquoi aucun mot ne sort-il de ma bouche ?
— Lana... murmure Noam. Tu sais, depuis la première fois que je t'ai vue... quand tu dansais sur scène avec tes collègues, tu te souviens ?
Je hoche simplement la tête, pas sûr de pouvoir produire le moindre son.
— Et bien depuis ce soir là... j'ai souvent pensé à toi. Tu es... tu es tellement belle. Tu ne me laisses pas indifférent...
Il sourit, mais cette fois-ci son sourire est incertain, presque timide. Se livrer ainsi demande un certain courage et le fait qu'il le fasse en me regardant droit dans les yeux fait tout simplement fondre mon cœur. Ainsi, il craquait aussi pour moi tout ce temps...
— Quand tu es venue à la soirée de mon ami j'étais tellement content, comme un gamin, admet-il en passant la main dans sa chevelure chocolat. Et puis je sais pas, j'ai l'impression qu'il s'est passé un truc entre nous ce soir là... comme une connexion...
Il l'a sentie aussi... Je déglutis péniblement alors qu'il se lève, me dominant de toute sa hauteur, nos corps audacieusement proches l'un de l'autre. Je peux entendre sa respiration devenir plus profonde, comme s'il avait terriblement envie de faire quelque chose mais qu'il se retenait.
— Lana dis quelque chose... Est-ce que je suis le seul à devenir fou ? dit-il d'une voix à peine audible.
Le vent soufflant sur les buissons autour de nous provoque un doux crépitement. Mes sentiments explosent. Cette histoire est allée trop loin. Le poids de mes mensonges me submerge tout à coup, tandis que lui, il est là, devant moi, d'une sincérité plus que touchante alors qu'il me révèle ce qu'il a au plus profond de lui. Je ne peux pas continuer à lui mentir ainsi, il faut que je reprenne mes esprits... Ses mains, d'une douceur extrême, viennent prendre mon visage avec une délicatesse qui me donne l'impression d'être un précieux joyaux. Il faut que... que... que je reprenne mes esprits... Boum boum, répond mon cœur.
— Lana...?
Pourquoi tu prononces ce nom avec autant de douceur ?
— Qu'est-ce que tu en penses ? Tu sais... tu peux me le dire, même si tu ne partages pas mes sentiments.
Je fais entrer autant d'air dans mes poumons que je le peux, ressentant un besoin intense d'oxygène.
— Je... je... non... je partage tes sentiments Noam... je... je suis dingue de toi mais il faut que je te dise que...
Il ne me laisse pas finir ma phrase, attirant brusquement mon corps contre le sien, ses lèvres venant rencontrer les miennes avec une frénésie qui me fait perdre tous mes moyens, provoquant en moi un brasier d'émotions et de désir, dont l'intensité échappe complètement à mon contrôle. Son bassin vient se coller passionnément contre le mien, et les formes sensuelles que j'y devine m'excitent tout à coup...
Il romp le baiser, essoufflé et surpris.
— Lana qu'est-ce que...?
Rouge de honte et de désir, les larmes me montent aux yeux. Les siens descendent le long de ma robe, s'attardant sur le renflement qui ne devrait vraisemblablement pas être là sur le corps d'une jeune fille, mais pourtant bien visible après autant d'émotions...
— Mais ? souffle-il d'incompréhension.
Il recule d'un pas, l'air effrayé. À ce moment, ma petite bulle éclate, me renvoyant dans la terrible réalité.
— Qu'est-ce que c'est que ça...? Pourquoi est-ce que tu as un...
Ses yeux s'écarquillent alors que la compréhension inonde ses traits.
— Tu es un... mais... mais... le jeune homme de tout à l'heure... ce... c'était toi ?
Pleurant à chaudes larmes, mais décidant qu'il était temps de cesser les mensonges, je hoche la tête de haut en bas.
— Ce... c'est pas vrai !
L'incompréhension laisse place à de la colère sur son visage d'ordinaire si joueur.
— Tu... tu... Comment t'as pu faire ça ? Tu t'es bien foutu de ma gueule c'est dégueulasse !
Il s'en va en courant, me laissant là, misérable, mon mascara coulant sur mon visage. Le pire est bel est bien arrivé. Je suis tombé désespérément amoureux de Noam et maintenant qu'il connaît la vérité sur mon identité, je ne peux que le dégoûter. Écœurer la personne qu'on aime, c'est un sentiment effroyable que je ne souhaite à personne. Il faut que je réussisse à tourner la page, que j'aille de l'avant et que j'oublie le souvenir de ses lèvres sur les miennes... que j'oublie son sourire, sa douceur... que j'oublie les mots si touchants qu'il m'a susurrés... que j'oublie mon premier amour.C'est d'un pas chancelant que je retourne au club, descendant dans les loges pour refaire mon maquillage et camoufler toute trace de cette dure réalité qui m'a heurté de plein fouet.
**
Dans les jours qui suivent, une énorme fièvre m'empêche d'aller au lycée ou au travail. Je reste cloîtré dans ma chambre, faible, brûlant, mon cœur brisé à peine supportable. Mon corps a fini par lâcher, vaincu par toute la fatigue, le stress constant, l'angoisse des mensonges et toutes mes responsabilités. Sous ma couette, je me rends compte que je ne peux pas continuer comme ça, me privant sans cesse de sommeil, mentir à ma mère pour aller travailler en douce tout en continuant ma vie de lycéen et de grand frère. Ces trois casquettes m'épuisent, et deviennent de plus en plus dures à gérer. Je suis rentré dans la peau de mon personnage féminin avec un peu trop d'intensité, oubliant que je ne suis pas elle. Me laissant submerger par mes sentiments et me lançant dans une aventure que seule Lana aurait pu vivre. Une aventure amoureuse. Ce qui n'est définitivement pas pour Raph.
J'enfonce ma tête sous mon oreiller, désirant oublier. Oublier la honte de ce soir là, oublier mes sentiments, tout oublier. La fièvre me fait un peu halluciner, mes pensées ne sont plus vraiment cohérentes. Un rocher me pèse dans l'estomac. En restant dans mon lit, je perds une précieuse semaine de salaire... Maudite fièvre ! Il faut que je travaille... il faut que j'aide ma mère... il faut que j'aide Camille... elles ont toutes deux besoin de ce support financier... pour remplir le frigo, pour avoir un toit sur la tête... La vieille bique ne pardonnera pas un retard de paiement supplémentaire...
Les pensées néfastes m'empêchent de me reposer, la peur des lendemains me tracasse au plus haut point. Je ne peux plus porter ça tout seul... je n'y arrive plus...
Des rêves dansent devant mes yeux, je me retrouve téléporté sur un bateau, tanguant au gré des vagues de l'impitoyable et mystérieux océan. Un aigle arrive, me saisissant de ses serres et m'emportant dans les airs, à des kilomètres du sol, là où l'air est vif et glacial.
— Raph... tu dors toujours ? Tu es brûlant mon chéri.
Ma chambre se matérialise, une seconde, avec le visage inquiet de ma mère penchée sur moi. Cette vision s'évanouit bien vite, remplacée par celle d'un volcan en éruption, crachant de la lave et des rochers avec une force ahurissante.
— Mon chéri, ton amie est là, elle veut rester un peu avec toi d'accord ? Comme c'est le week-end je lui ai dit qu'elle pouvait dormir dans le salon.
Ma chambre, puis des boucles cuivrées, puis l'océan de nouveau. Les émotions, la peur, la béatitude, les minutes qui deviennent des heures et les heures des secondes...
Je finis par m'endormir d'un sommeil sans rêve...Des secondes ou des jours plus tard, je sens un tissu frais sur mon front incandescent. Des mains aux ongles couverts d'un verni noir épongent la sueur sur ma peau. Mes paupières papillonnent, je tente de reconnaître ce visage pourtant si familier. Je vois flou. Des yeux noirs, magnifiques et sauvages qui me regardent avec une tendresse que je n'avais jamais vu chez eux, des piercings au coin de la bouche, le tique d'une langue venant les lécher. Elle est là, elle s'occupe de moi. Cette personne qui m'est devenue chère...
— Lu...Lucie... je murmure faiblement.
— Tu t'es mis dans un sale état mon petit raton laveur.
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La double vie de Raph'
RomanceParis, 1991. Raph est à première vue un lycéen comme les autres. Il est assidu en cours, a quelques bons amis et s'entend plutôt bien avec tout le monde. Cependant, ce que les autres ignorent de Raph, c'est qu'à la nuit tombée, il revêt perruque, ma...