Chapitre 4: Mon cadavre n'était pas si bien enterré que ça.

890 41 0
                                    

Depuis quand étais-je affalé sur mon lit ? Allongé sur le ventre, je me tournai difficilement sur le côté, les muscles endoloris, la bouche pâteuse et les yeux alourdis par les larmes que je m'étais finalement résolu à laisser couler. Je n'avais jamais pensé que seules les personnes fragiles se laissaient aller en pleurant à visage découvert, à la vue de tous. Seulement, depuis des années, je ne voulais plus être considéré comme l'une d'elles. Il m'avait fallu du temps pour m'endurcir ... peut-être un peu trop, d'ailleurs.

Qui étais-je aujourd'hui ?

J'avais envie de prendre le gamin que j'avais été dans mes bras, pour le rassurer, en lui disant que tout irait bien et que personne ne nous abandonnerait de nouveau. Puis, je lui aurais ébouriffé les cheveux en lui annonçant que Rachel était une personne magnifique et qu'elle était tout le contraire de notre génitrice. Cependant, à ces pensées, ma gorge se noua. Étais-je en train de me mentir pour me rassurer ? Tout ce que je savais, c'est que mes craintes et mes sentiments étaient les mêmes qu'autrefois.

Il y a un peu plus de dix-sept ans, mon père avait trouvé du travail à Tacoma, une banlieue plutôt calme située au sud de Seattle. Avec hâte, il avait quitté le cocon familial pour découvrir les joies de la ville et avait emménagé dans un petit appartement. Il n'avait pas tardé à faire la connaissance de sa voisine, qui était hôtesse de l'air, et dont il était tombé éperdument amoureux. Cette femme aussi l'avait aimé, mais son amour pour lui s'était fané sous le poids d'une routine qu'elle n'arrivait plus à supporter. Et moi, m'avait-elle aimé ? Peut-être m'avait-elle bercé dans ses bras lorsque j'étais un bambin ? Peut-être me chantait-elle des berceuses pour m'endormir ? Ou peut-être me couvrait-elle de baisers à l'occasion ? Je n'avais pas le moindre souvenir de preuves d'amour maternel.

Ne supportant pas cette routine familiale, Ellen en était venue à fuir la maison en multipliant les heures supplémentaires. Son travail lui permettait de voyager, de faire des rencontres, de vivre éternellement comme une femme libre et épanouie. Alors, si c'était ce qui lui convenait, pourquoi s'était-elle mariée et pourquoi avait-elle eu un enfant ?

Les murs étaient fins dans notre petit appartement. J'avais de nombreuses fois entendu mes parents se disputer. Bien plus tard, j'avais appris que mon père ne supportait plus ses infidélités, ni même ses absences, qui nous avaient été difficilement supportables. L'enfant naïf, ou innocent, n'était pas parvenu à comprendre la situation. Ou peut-être était-ce plus facile pour lui de se cacher la vérité ? Peut-être se disait-il simplement qu'il avait une maman et que son existence suffisait à ne pas lui reprocher ses absences, ni même son manque d'amour maternel ?

J'avais vu Ellen pour la dernière fois à l'âge de huit ans. Assis sur la banquette arrière de la voiture, je l'avais regardée nous saluer rapidement d'une main fébrile avant de s'éloigner. Qui avait le plus pleuré durant ce départ, loin de Tacoma ? Moi, ou mon père dont les épaules avaient tressailli à de nombreuses reprises ? Les jours qui avaient suivi notre emménagement à La Push, dans la maison de mes grands-parents décédés quelques années auparavant, mon père avait tenté de me rassurer en me rappelant que je reverrais Ellen durant les vacances scolaires. Cependant, Ellen étant soi-disant retenue au travail, je passais alors toutes mes vacances à La Push, en compagnie de mon père et de mes voisines qui m'avaient accueilli à bras ouverts.

Quelques jours avant le Noël de mes dix ans, j'avais fini par comprendre qu'Ellen n'avait été qu'une figurante dans ma vie. Alors que je m'apprêtais à retrouver une mère que je n'avais pas vue depuis plus de deux ans, la sonnerie du téléphone avait retenti. Mon père ayant dû s'absenter, je m'étais alors rué sur le combiné. Entendre la voix de cette personne que je considérais comme ma mère avait ravivé mon excitation à l'idée de bientôt la serrer dans mes bras. Tandis que ma voisine, Lysandre, était en train de préparer mon goûter dans la cuisine, je racontais mes journées à Ellen. Après mon récit, elle m'avait simplement demandé si mon père était là, car elle comptait lui parler. Vexé qu'elle ne m'ait pas écouté, je lui avais simplement répondu qu'il s'était absenté. Après cette annonce, le silence s'était manifesté. Seul le bruit de sa respiration m'indiquait qu'elle patientait toujours au bout du fil. C'était également à cause de ce long silence que la réalité m'avait rattrapé. Pour la première fois de ma vie, la colère s'était emparée de moi. Elle m'avait pris à la gorge et m'avait rendu muet. Les mots ne suffisaient pas à exprimer tout ce que j'avais pu ressentir. Alors qu'elle avait repris la parole, ma main tentait en vain de broyer le combiné. J'avais encore eu droit à la même excuse pour ne pas me voir : elle devait travailler. Je n'arrivais pas à lui rétorquer le moindre mot, aucun n'était assez fort pour exprimer ma colère et ma frustration. 

J'avais enfin compris. Elle ne me voulait plus dans sa vie. 

Malheureusement, mon silence l'avait également énervée. Peut-être avait-elle regretté ses mots, mais quelle mère pouvait faire comprendre à son enfant qu'il était un poids dans sa vie ? Elle n'avait eu que ces mots en bouche : sa vie et son bonheur. Cette douloureuse vérité, que j'avais refoulée durant des années, était devenue bien réelle. Pendant que je restais figé au bout du fil, incapable de dire quoi que ce soit, ma mère avait finalement raccroché, me demandant juste avant de prévenir mon père que je passerais les fêtes de fin d'année avec lui.

Partagé entre la haine, la tristesse et la frustration, j'étais sorti de chez moi sans manteau et en chaussons alors qu'il neigeait. Tout en pleurant, la gorge nouée, j'avais couru pour rejoindre « l'arbre des secrets ». Ce tronc noir et biscornu, à demi enterré dans le sable de la plage, avait de grands pouvoirs de guérison, selon Lysandre. Alors, je m'étais assis dessus en lui racontant mes peines, espérant qu'il m'aiderait à guérir rapidement de mes blessures.

Une fois de plus, Lysandre avait joué bien plus que le pauvre rôle maternel de ma mère. Ce jour-là, elle m'avait suivi jusque sur la plage et avait attendu un moment avant de me rejoindre sur notre arbre. Puis, elle s'était contentée de s'asseoir et de m'emmitoufler dans une couverture alors que je grelottais. Je ne me souviens plus très bien de notre discussion, mais je me rappelle de sa présence rassurante. À partir de ce jour-là, j'avais pris conscience d'une chose : mon père, Lysandre et Martha étaient ma seule famille.

Le corps lourd, les yeux gonflés et piquants, je repensai également à mes sœurs qui avaient elles aussi quitté ma vie.

J'avais dû m'assoupir lorsqu'un grincement me tira de mon sommeil. La lumière du jour était à peine présente, mais j'arrivai à distinguer la silhouette de Sam qui se tenait devant moi.

- Merde ! Je me suis endormi. Désolé, dis-je en me levant.

- Je vais me débrouiller, tu as besoin de dormir.

- Je peux très bien patrouiller, répondis-je en enlevant mon tee-shirt pour me délester d'un fardeau de tissu à trimbaler.

- Ça s'est mal passé avec Rachel ? demanda-t-il.

Peut-être allais-je rester enfermé chez moi, finalement. Je n'avais clairement pas la force d'évoquer à nouveau tout ce que je ressentais, ni même le courage de lui partager ma peur de l'abandon. C'était trop tôt, trop frais, trop douloureux.

- Pas envie d'en parler, répondis-je d'une voix étranglée.

La gorge nouée, je m'assis sur mon lit en tentant de retenir d'éventuelles larmes qui n'étaient pas encore sorties. Pourquoi le corps humain produisait-il ce liquide qui ne me paraissait pas vital ?

- Je peux vraiment rester chez moi ce soir ? demandai-je en reprenant mes esprits.

- Dors, ça te fera du bien, annonça-t-il d'une voix rassurante, avant de s'en aller.

Malgré une nuit calme, sans rêves, je me réveillai avec un sentiment d'appréhension qui me rappela tous les sentiments que j'avais éprouvés la veille. Lorsque je descendis les escaliers, les protestations de mon père se mêlaient aux braillements des commentateurs sportifs. Même si je savais que je n'arriverais pas à me concentrer sur le match, je m'assis à ses côtés afin de profiter de sa joie de vivre, qui, je l'espérais, allait me remonter le moral.

- C'est à cette heure-là que tu te lèves, gamin ? se moqua-t-il.

- Et toi, vieillard ? Déjà levé ? Tu as compté combien de voitures ce matin ? rétorquai-je d'une humeur déjà plus joyeuse.

- Au moins deux de plus que samedi dernier ! J'ai fait des pancakes, ils sont dans le four, débita-t-il alors qu'il essayait de se concentrer sur le match.

Je n'avais peut-être pas de mère, mais mon père était un roi des fourneaux.

Je n'avais peut-être pas de mère, mais mon père était un roi des fourneaux

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.
Le loup et la colombe - Paul LahoteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant