Sur le pont supérieur, chacun usait d'un stratagème de son cru pour s'assurer une vie pérenne durant encore de nombreuses années...
D'une extrême prudence, Proxènos, le maitre d'équipage, ne comptait pas jouer les héros à la témérité exacerbée. Aussi discret que son embonpoint le lui permettait, il essayait de se fondre dans le paysage dantesque des tueries tel un phasme parmi les brindilles : allongé sur le ventre, face contre le sol, il pastichait une mort dramatique dans de terribles souffrances. Un mort qui rampait par intermittence vers la proue de la birème dès lors qu'il estimait ne pas être remarqué par les barbares.
Dans sa tête, il étudiait toutes les possibilités d'évasion et calculait les différentes probabilités de survie. Ses idées se bousculaient à un rythme d'enfer et l'énergie du désespoir l'aidait à les organiser par degré de pertinence.
Derrière lui, les combats sanglants se poursuivaient : sur la droite, une brute balafrée beuglait des propos véhéments et incompréhensibles ; sur la gauche, un mastodonte de graisse lui barrait le passage ; un peu plus loin, derrière lui, la pisseuse se faisait déflorer. Seule solution : avancer. Droit devant. Jusqu'à la proue du navire. Et après... ?
Eh bien après... Proxènos aviserait.
***** ***** *****
L'officier en second se fondait dans la moyenne.
La moyenne plutôt basse : une taille juste en dessous de la moyenne, une intelligence en deçà de la moyenne qui flirtait avec la médiocrité, une vie misérable des plus moyennes, une ambition vraiment très moyenne mais un instinct de survie surdéveloppé.
Ainsi Anaxagore s'était-il dissimulé derrière un tonneau de vin d'Hellade. Le dos plaqué contre la barrique, les mains fermement calées au sol et les genoux repliés contre son torse, il suait à grosses gouttes. L'oxygénation de ses poumons était saccadée, les battements de son cœur s'accéléraient et son angoisse montait crescendo. Derrière son faciès quelconque aux cheveux de longueur moyenne et au nez dans la norme, se cachait de terribles angoisses : le moindre tourment lui provoquait une migraine ou des bouffées de chaleur ou une crise d'urticaire ou des palpitations qui conduisaient parfois au malaise vagal, voire tout cela à la fois. La vue des cadavres qui s'amoncelaient sur le pont lui était insoutenable. Un traumatisme violent et inconcevable pour une personne de sa fragilité.
Des scotomes commençaient déjà à briller sur sa rétine, signes annonciateurs d'une migraine imminente... Il devait s'apaiser à tout prix sinon le malaise qui s'annonçait le ferait remarquer à coup sûr. D'abord il pousserait des cris de cochon qu'on égorge ; ensuite sa mâchoire se crisperait et sécréterait de la salive en abondance, sa respiration deviendrait très bruyante et son corps se raidirait avant d'entrer dans de terribles secousses musculaires incontrôlables. Il ferma les paupières et se concentra sur sa respiration.
***** ***** *****
Au gouvernail était astreint un matelot à la stature frêle, quasi décharnée. L'essentiel de son travail consistait à manipuler cette espèce d'énorme aviron dont la faible efficacité en mer n'était plus à prouver. Les rameurs restaient la principale force de manœuvre et cela lui convenait très bien de faire semblant. Appuyé sur le gouvernail, Krénios attendait que le temps passât. Souvent, il se laissait bercer par le bruit de l'onde qui claquait contre la coque et s'offrait un petit roupillon.
Quand il ne somnolait pas, son regard se perdait dans les remous d'écume ; il rêvait d'une vie meilleure au bras d'une belle épouse avant de sombrer à nouveau dans le sommeil du juste. Depuis le mouillage à Rome, toutes ses pensées s'étaient focalisées sur la somptueuse Aspasie qui avait embarqué avec ses parents et leurs deux braillards d'avortons. Durant tout le trajet, il rêvait à la manière de conquérir la belle. Il échafaudait diverses tactiques pour l'approcher et entamer la conversation sans paraître trop intéressé, mais pas trop désintéressé non plus. Krénios visualisait son mariage : Aspasie aurait revêtu sa palla couleur safran, chaussé des sandales de la même teinte et arborerait un voile orangé flamboyant sur lequel serait posée une couronne de fleurs blanches. La matrone unirait les mains droites des nouveaux époux devant dix témoins en signe d'engagement mutuel à vivre ensemble.
VOUS LISEZ
SIRÈNES - LIVRE I - LES BARONS
AventuraAntiquité - Ve siècle avant J-C. Les Barons sont des pirates redoutés qui sèment la terreur le long des côtes de la mer Tyrrhénienne. A leur tête, le terrible capitaine Xytrios, dit le Minotaure, secondé par Archélaos, un blondinet au visage angéliq...