L'attribution du gouvernail à la poupe avait échoué à Krénios : un tâche ingrate et fastidieuse qui permettait au matelot de piquer un roupillon de temps à autre sans que quiconque ne s'en aperçût.
Jamais ô grand jamais, il n'avait été formé à lutter contre des pirates – encore moins contre le terrible Minotaure et sa bande de tueurs impitoyables. Krénios se savait peu courageux. Les mauvaises langues préféraient d'ailleurs employer le terme de lâche pour le désigner. Il se répétait, dût-il être la risée de tout l'équipage, que mieux valait être un lâche mais un lâche vivant.
Depuis le début de la bataille, Krénios était resté caché derrière un tas d'épices – du safran à priori, mélangé à quelques fleurs de crocus rescapées dont l'épice avait été extraite.
Depuis l'instant où il avait entendu les cris perçants des suppliciés, sa peur était montée crescendo pour ne plus jamais le quitter. A présent, elle lui glaçait les sangs ; chaque pore de sa peau suintait de transpiration. Sa tunique était trempée de sueur. Il crevait de chaud à l'intérieur et frissonnait à l'extérieur.
Lorsque les hurlements déchirants des rameurs avaient redoublé, cela avait ravivé ses pires craintes. Une fois que les cris tourmentés eurent cessé, les voix des pilleurs lui étaient parvenues avec une meilleure distinction. Et sa peur avait redoublé.
Il luttait contre lui-même afin de conserver la maîtrise de son corps. Cependant, sa mâchoire inférieure s'entrechoquait par réflexe avec celle du haut dans un mouvement convulsif et incontrôlable. Même en juxtaposant ses mains sur sa mâchoire, il ne parvenait pas à stopper le tremblement.
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Le niveau de l'eau avait gagné plusieurs pouces et atteignait désormais les Barons à mi-cuisses. Ces derniers poursuivaient néanmoins leurs prospections à un rythme ralenti sans trop savoir quoi rechercher ni où regarder.
Le petit groupe mené par Archélaos pataugeait dans l'eau et avait hâte d'en terminer ; des grognements et des soupirs de lassitude résonnaient à tour de rôle. Ils s'aidaient de leurs mains comme de nageoires qui les propulseraient pour avancer. Ils maintenaient leurs épées au sec en serrant la lame entre leurs dents. Dès qu'ils auraient visité la dernière cale, ils rebrousseraient chemin et se retrouveraient – enfin ! –au sec.
Archélaos monta les trois premières marches avec une extrême facilité : ses jambes semblaient léviter portées par la force de l'eau. A la quatrième marche, elle atteignait ses mollets ; à la cinquième, ses chevilles et lorsqu'il poussa la porte de la dernière cale et qu'il y pénétra, une grande satisfaction l'accueillit : la zone n'avait pas été encore inondée. Ce contentement fut de courte durée dès lors qu'il constata le contenu de la pièce exiguë : des épices !
Par tous les dieux de Samothrace ! : encore et toujours ces foutues et maudites épices !
Un flux de colère auquel il ne pouvait résister submergea tout son être. Il invectiva les Cabires[1] et leur promis de les retrouver – où qu'ils fussent en Enfer – pour leur faire payer leur infâme ignominie. D'un regard circulaire vague, il balaya l'intérieur de la minuscule pièce. De rage, il envoya son épée se planter droit dans un tas d'épices quelconque.
[1] Les Cabires font partie des grands dieux du panthéon de Samothrace et correspondent peut-être à l'origine aux deux héros légendaires fondateurs des mystères de Samothrace, les frères Dardanos et Éétion. Ils sont identifiés par les Grecs avec les Dioscures, divinités jumelles très populaires comme protecteurs des marins en détresse.
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SIRÈNES - LIVRE I - LES BARONS
AventuraAntiquité - Ve siècle avant J-C. Les Barons sont des pirates redoutés qui sèment la terreur le long des côtes de la mer Tyrrhénienne. A leur tête, le terrible capitaine Xytrios, dit le Minotaure, secondé par Archélaos, un blondinet au visage angéliq...