12. SAUVE-QUI-PEUT

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     Xytrios se frottait les mains tout en marmonnant des jurons entre ses dents. Un coin de lèvre retroussé en un rictus mauvais - signe d'un profond agacement - laissait apparaître une canine jaunie ; le reste de son visage demeurait toujours aussi inexpressif. Enfouis dans leurs orbites sous des sourcils épais et broussailleux, ses minuscules yeux noirs aussi perçants que ceux d'un aigle examinaient les bordages de la birème et furetaient dans les moindres recoins.

     Partout des corps inertes figés dans un masque de terreur, des cadavres ecchymotiques et mutilés, des carcasses qui se vidaient de leurs fluides. Des membres amputés, des corps décapités, des viscères dispersés jonchaient le sol. Le sang noir qui s'en écoulait s'infiltrait dans les rainures et autres anfractuosités du plancher.

     Les Barons avaient épuré le pont supérieur de toute la vermine qui y grouillait : des matelots trop dévots, des fantassins trop indisciplinés, des voyageurs trop crédules et des esclaves trop couards. Aucun d'entre eux n'avait pu échapper à leur fureur dévastatrice.

     Même si la birème s'enfonçait dans les eaux salines avec une lenteur extrême, résultat d'un éperonnement calculé, le Minotaure s'impatientait. Son unique objectif se canalisait sur la récupération du butin. Ses laquais (car ils ne méritaient leur titre de "Baron" que grâce à la notoriété incontestable de leur capitaine par delà les mers) avaient intérêt à se hâter pour ramener les sacs d'or et d'argent.

     Depuis trois décennies, Xytrios, dit le Minotaure, avait assis sa souveraineté sur l'ensemble de la mer Tyrrhénienne. Il avait bourlingué de par les mers, exploré des contrées inconnues, connaissait par cœur les reliefs des côtes grecques, étrusques, tyrrhéniennes et même carthaginoises ; il avait pillé, saccagé, incendié, torturé, tué, violé ; il avait infligé tant de souffrances, il avait tant fait couler de sang.

     Cette opération signerait son ultime méfait. Bientôt le Capitaine passerait la main à son fidèle Archélaos. Il souhaitait vivre sa vieillesse avec sérénité.

     Il avait accumulé suffisamment d'or pour prendre une retraite paisible dans l'une de ces minuscules îles grecques, là où personne ne le chercherait jamais. Adopter une nouvelle identité serait chose aisée après avoir rasé sa barbe touffue. Il pourrait se payer plus de femmes qu'il ne pourrait jamais en honorer et il dilapiderait le reste de son temps entre hydromel, cervoise et autres alcools forts. Il vouerait un culte à Dionysos et inventerait de nouveaux rituels pour les bacchanales...

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     Repu et alangui, Slask s'était affalé sur le sol. Les yeux dans le vide, il observait l'horizon, cette ligne au lointain qui épousait la mer et marquait la fin du monde terrestre. Il se sentait rassasié comme s'il avait avalé deux sangliers entiers : il avait assouvi sa soif de sang jusqu'à satiété si bien qu'il avait cessé de maugréer en silésien et d'invectiver les bélîtres qui gisaient au sol. A présent qu'ils étaient tous morts, il se repaissait du silence alentour.

     Gorgo, quant à lui, avait l'allure d'un démon tout droit sorti des grottes les plus effroyables de l'Hadès : une ombre menaçante, aux mâchoires serrées, au visage crispé, figé dans un air toujours aussi menaçant. Les nombreux tatouages qui recouvraient sa peau avaient disparu sous une épaisse couche de sang séchée par le soleil. Seule la sclérotique de ses yeux d'un blanc immaculé rutilait et l'empêchait de le confondre avec une statue de cire rouge. Il cherchait du regard d'autres proies à éliminer tel un renard à l'affût.

     Archélaos demeurait sur le qui-vive, il quadrillait la zone à l'affût du moindre mouvement. Il inspectait du regard chaque recoin du pont afin de s'assurer qu'aucun survivant ne s'y dissimulât. Il était persuadé qu'il allait retrouver le soldat qui lui avait échappé. Cependant, parmi tous ces corps et ce sang répandu, chaque pas se révélait périlleux et sa progression très lente.

SIRÈNES - LIVRE I - LES BARONSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant