34. Interview

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J'ai mal dormi. Ma conversation avec Matthias m'a laissé un goût amer. Il n'a pas été ni méchant ni odieux, non... c'était pire : il était froid. Dès qu'il parle de son père, Matthias se ferme comme une huître. Je me masse les tempes et essaye de faire fi du bruit alentour.

Je conçois qu'il puisse lui en vouloir car il a été envoyé aux Etats Unis après une dispute (d'après ce que j'ai compris à l'époque). Cependant, après toutes ces années, il aurait pu trouver un moyen de faire la paix avec Louis. Comment peut-il accepter de travailler pour la GoldMine dans ces conditions ?

Et que veut-il vraiment faire ?
Je n'ai pu trouver aucune réponse, même internet n'a aucune information supplémentaire à me proposer. Quand je tape Duval dans le moteur de recherche, je tombe juste sur des photos du PDG et bien sûr de Rob...

Les rares clichés de Matthias sont issus de sa courte période de mannequinat avec moi. Déjà à l'époque, il avait l'air sombre. Je n'avais jamais remarqué. Avec moi, il souriait. C'était mon ami. Et son sourire timide et lumineux était à mes yeux une évidence. Peut-être qu'il n'y avait que moi pour le voir ainsi. Peut-être qu'il ne souriait ainsi que dans l'intimité.

Je soupire et ferme les yeux en m'enfonçant dans mon siège. Inspire. Expire. Concentre-toi, Roxanne. Dans deux minutes tu fais une interview. Ne gâche pas tout. Les RP ont déjà eu du mal à concentrer tous ces rendez-vous avec les journalistes en une seule journée. Ça va défiler et je dois rester sympa, pro, enthousiaste. Ne pas dire n'importe quoi. Une phrase reprise à contre sens où hors de son contexte par un journaliste mal intentionné et ce serait la catastrophe.

La maquilleuse refait mon teint pour les photos. J'essaie de ne pas paraître nerveuse. Tout va bien. Ne pas parler de ma dispute avec Silvio. Ne pas parler de nos dettes. C'est bon, ma vieille. Tu vas assurer. Tu. Vas. Assurer.

Je me lève et une assistante me dirige vers le toit terrasse du grand magasin parisien où commence le marathon des interviews. Ce rooftop au-dessus des grands boulevards offre une vue panoramique sur la tour Eiffel mais aussi la basilique du Sacré Cœur et l'Opéra Garnier tout proche. Il est très tôt et le restaurant n'est pas encore ouvert au public. La lumière est cependant idéale pour un shooting avec la capitale en toile de fond. J'ai demandé un maquillage naturel et l'idée du thème des photos qui accompagnera l'interview est celui d'une « discussion entre copines avec Roxanne Rosso », un côté intime mais très parisien.

Je me retrouve à poser avec des lunettes de soleil, à rire une tasse de thé à la main ou à fixer l'objectif un peu penchée comme si je disais des secrets. L'exercice est moins complexe que ce à quoi je m'attendais et mon anxiété s'envole. Tout me semble moins difficile que lorsque j'étais adolescente. Peut-être parce que l'équipe est réduite, sûrement parce que ce sont des adultes et moi aussi. Il n'y a plus cette barrière entre eux et moi qui me faisait sentir impuissante et mal à l'aise. Je n'ai pas à faire semblant, à jouer. Ici, c'est moi et je parle d'un sujet qui me tient à cœur, je suis venue défendre mon projet. Pas obéir et faire partie de celui d'un autre. C'est ma vision, pas celle d'autrui. Je suis dans mon monde et je le maîtrise. Mes épaules se détendent.

Arrive le moment de l'interview, je me concentre face à la journaliste. Tout se passe bien. Cela me met en confiance.

Dès onze heure, je quitte les lieux direction le deuxième arrondissement vers l'un des passages couverts. Au dix-neuvième siècle, ces passages traversant des immeubles servaient de galeries commerciales. J'adore la verrière culminant à une dizaine de mètres de hauteurs et offre aux passants tant de luminosité.

Des magasins un peu bobos côtoient des antiquaires et des restaurants. Les RP ont donné rendez-vous ici à plusieurs journalistes. J'en attends un toutes les trois quarts d'heure, certains viennent avec des photographes, d'autres non. La première journaliste me pose des questions sont banales et sans intérêt. Une débutante qui hésite et relit ses questions sur ces fiches. Elle n'a pas l'air de maîtriser son sujet, je reste pro. Elle travaille pour une revue d'actualité, pas sûre que son sujet sorte. Cela arrive parfois : les journalistes couvrent plusieurs sujets et finalement la réaction en préfère un autre. J'imagine que ce sera le cas avec celui-ci. J'enchaine avec un journal à faible tirage, le journaliste est sympa mais plus intéressé par numéro de téléphone que par ma collection. Je souris sans en prendre ombrage, je considère cela comme un tour de chauffe. Après une courte pause de cinq minutes, je vois arriver une journaliste plus ancrée dans le monde de la mode et je me réjouis à l'idée qu'elle couvre le sujet. Deux autres magazines de mode couvriront les entretiens en début d'après-midi et je dois aussi faire la couverture des quelques-uns, les shootings sont étalés sur la semaine. Les hebdomadaires sortiront le papier dans l'édition de la semaine prochaine, les mensuels dans leur prochain numéro et auront en plus les premières esquisses de ma nouvelle collection. En contrepartie de cette mini exclusivité, le service marketing a négocié une pub à moindre frais dans leurs pages avec un QR code renvoyant vers notre site.

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