53. Ce qui me tue

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Je cligne des yeux à cause de la luminosité trop forte de l'écran de mon téléphone dans la pénombre de ma chambre. Matthias m'a envoyé un message pour me dire qu'il a modélisé ce que je souhaitais grâce aux photos que je lui avais données. Je m'approche de la fenêtre de ma chambre, en entrouvre les rideaux. De mon étage, je vois une partie du bureau de Matthias allumé. Il travaille encore à cette heure ? J'ignore s'il est insomniaque ou s'il est simplement accro à son travail au point d'oublier tout ce qui l'entoure.

Je m'assieds sur le rebord de la fenêtre, et appelle mon infatigable voisin en baillant. Il décroche immédiatement :

« Vas-te coucher ! dis-je. T'as vu l'heure ?

- J'ai deux voisines bruyantes qui rient un peu fort sur leur terrasse, se plaint-il. Impossible de m'endormir.

- Tes casse-pieds de voisines viennent d'aller au lit. Arrête de te plaindre pour rien.

- Je travaille pour toi, figure-toi. Sois un peu reconnaissante, dit-il d'un ton amusé.

- Je me prosterne de reconnaissance, mentalement.

Il rit. Le rire de Matthias est rare et toujours très chaleureux. Il ne le fait que lorsqu'il se relâche. Je pose mon front sur la vitre froide et ferme les yeux pour graver ce son en moi. Sa voix est un peu plus grave que dans mon adolescence. Son rire est cependant toujours le même.

- Je viendrai voir ce que tu as réalisé demain, je propose. T'aurais un petit créneau ? Et ne me demande pas de regarder sur ton planning pro sur le site, ça m'ennuie.

- Passe après huit-heure et demi, le temps que je briefe Blanche pour son nouvel emploi. Je l'ai engagé comme nounou pour Théo et intendante pour Beauty Inc.

- J'ai effectivement appris ça. Tu reconvertis mon amie de mannequin figurante à garde d'enfant ? Le fait qu'elle connaisse Rob et habite chez moi n'est qu'une coïncidence, n'est-ce pas ?

Il ne répond pas. Je l'entends pianoter sur le clavier de son ordinateur. Du moins, c'est ce que j'en déduis au bruit discret que je perçois.

- Matthias, à quoi tu penses ?

- A abattre les bonnes cartes au bon moment.

J'en étais sûr. Il prépare un nouveau coup.

- Et toi, il change de sujet. Tu t'en sors avec ta demande en mariage qui n'en est pas une ? C'est en tout cas bien imité sur les réseaux sociaux, chapeau à l'équipe des RP pour l'orchestration. C'est une publicité en or pour la Maison Rosso.

- Une pub ? Tu me crois capable de me servir de ma vie comme d'une pub !

- C'est bien le genre de Silvio de braquer la lumière sur lui pour se faire connaître. Toi, tu n'es qu'un accessoire dans sa vision d'ensemble.

- Sale... je me mords les lèvres pour me retenir.

Il a raison ! Il est ignoble mais il a raison. J'ai quand même envie de lui donner une paire de claques.

- L'accessoire va retourner sur son étagère pour la nuit ! Salut !

- Attends, Roxanne ! Je... Ok, je suis un crétin. Désolé d'avoir dit ça, c'est ta vie. Tu en fais ce que tu veux. Toute cette situation m'énerve, c'est tout.

- En quoi, ce serait à toi d'être énervé ? C'est moi qui suis piégée. Et par ma faute en plus.

- Tu laisses cela t'arriver, Roxanne. Je ne connais pas les détails, mais une chose est sûre : tu n'as pas changé.

- Tu veux dire quoi exactement ? je me braque en faisant à présent les cent pas dans ma chambre.

- Tu es en train d'accepter des choses pour faire plaisir à tout le monde, pour ne gêner personne et tu te persuades que c'est la meilleure chose à faire pour les autres. Tu veux sauver tous ceux que tu aimes et qui comptent sur toi.

Je me fige devant mon lit :

- En quoi est-ce si mal ?

- Parce que... Roxie, dit-il d'une voix rauque, quand est-ce que tu te sauves toi-même ? Quand vas-tu penser à toi d'abord ?

- Je...

- Ce n'est pas être égoïste de penser un peu à soi, Roxanne. Il n'y a rien de mal à cela, tu sais ? Jouer les grandes-sœurs pour Jay et Rob, sauver ton entreprise et ménager ton père ou les médias, c'est lourd à porter. Accueillir Blanche chez toi de surcroît ! Toutes ces choses ne doivent pas être une échappatoire.

- Une échappatoire à quoi ? je rage.

- A accepter de mener ta propre vie. Gérer les problèmes des autres pour éviter les tiens. Vouloir te sacrifier au lieu de penser à ton propre bonheur, ce n'est pas sain.

Touché ! Que puis-je répondre à son analyse ?

- Un mariage pour ces raisons est-ce vraiment ce que tu désires dans la vie ? demande-t-il plus doucement.

- Et toi Matthias, qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi me fais-tu la morale ?

- Je suis parti parce que je pensais que le problème c'était moi, mais tu fais toujours la même chose.

- Tu es parti à cause de moi ?

- Je regrette de revenir pour constater que tu n'as pas évolué. Je ne suis pas en mesure de te venir en aide, cette fois. Je suis dépassé.

- Me venir en aide CETTE fois ? je souffle. Je ne comprends rien. Je n'ai pas besoin de toi. Je me débrouille bien.

- Il faut croire que non...

- Je n'ai pas à souffrir de ton mépris ! je prends la mouche. Retourne aux Etats-Unis et laisse-moi m'enterrer toute seule dans mes difficultés et trouver des échappatoires ! Je n'ai PAS besoin de toi comme témoin de mes erreurs !

- Je sais... je ne sers à rien.

- Ce n'est pas ce que je veux dire, mais...

Je passe une main sur mon front et remplace mes cheveux en arrière. Il m'énerve. Il me rend triste. Il me bouleverse. Il m'horripile. Toute une palette d'émotions indémêlables et complexes me traverse.

- Matthias, est-ce qu'on peut parler plus sereinement ?

- Demain, passe pour voir la modélisation », soupire-t-il.

Plusieurs minutes après avoir raccroché, je suis encore assise sur le bord de mon lit. J'avais oublié à quel point Matthias pouvait m'énerver. A quel point, il voit clair en moi. A quel point, c'est gênant... de ne pas pouvoir faire semblant d'être autre chose que ce que je suis vraiment. Avec mes forces et mes faiblesses. Il me critique mais il ne me juge pas vraiment. Il m'observe derrière ses lunettes. Et quand je m'y attends le moins, il me balance des vérités qui me laisse un goût amer.

Ce qui me tue chez lui, c'est son manque de tact.

Ce qui me tue, c'est qu'il a raison.

Ce qui me tue, c'est que je ne le comprends pas toujours bien.

Ce qui me tue, c'est qu'il n'est pas assez souvent dans ma vie.

Ce qui me tue, c'est que même quand il m'énerve, il me manque.

Mais mon fiancé c'est Silvio, pourquoi ce n'est pas Silvio qui me manque ? Pourquoi ce n'est pas Silvio que j'ai envie d'appeler en pleine nuit ?

Je ne peux pas épouser un homme qui ne me manque pas.

Et je ne peux pas non plus être en ce moment avec celui qui me manque réellement.

Je me couche en me promettant de rester célibataire à vie. C'est bien, ça, une vie sans crétin ! Oui, c'est super bien !

Ce qui ne me tue  pas, me rend plus forte, n'est-ce pas ?

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Alors qu'en pensez-vous ?

On se retrouve vite pour la suite ou pas ?

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