D'aussi loin qu'il se souvienne, Derek avait toujours aimé la musique et s'il n'en écoutait pas, c'était généralement par manque de temps. Il avait son style bien à lui, mélange de rock et de blues. Il était parfois un peu vieux jeu, c'est vrai, mais ça faisait partie de son charme parce qu'au moins, il ne faisait pas semblant d'être ce qu'il n'était pas. Pour cette raison, il ne mettait jamais de cravate pour aller à son boulot, même si son boss lui demandait régulièrement de le faire. Derek Hale étant un bon élément, cette demande était juste là pour la forme puisqu'il savait que le jeune homme détestait ça. Les costumes, les chemises, les chaussures cirées : tout ça, ce n'était pas pour lui. Cependant, il faisait cet effort. Au moins, il ne mettait pas de cravate. De toute manière, il n'en avait pas et ce n'était pas prévu qu'il en achète. Au diable les convenances.
Fatigué de sa journée, Derek Hale, travaillant dans les bureaux le jour, courant dans la forêt la nuit, s'accorda un petit plaisir : c'était rare mais parfois, il fallait bien qu'il se le permette. Ce que l'homme appréciait après le boulot, c'était de se poser mais, très peu friand de la solitude de son appartement beaucoup trop silencieux, il avait décidé, sur un coup de tête, d'aller traîner au bar, un peu. La veille, il en avait repéré un qui lui avait semblé plutôt pas mal, dans lequel l'ambiance semblait bonne tout en étant posée. C'était ça qu'il aimait pouvoir voir du monde tout en étant tranquille dans son coin. Même s'il était du genre peu bavard, il appréciait les bruits de fond, les conversations épiées par hasard, les voix qui se parlaient, répondaient, le bruit d'écoulement des boissons dans les verres avec, en arrière-plan, la musique. Et ce bar-là remplit toutes ses attentes lorsqu'il pénétra à l'intérieur. Décoration simple, pas chargée à outrance, des couleurs sobres mais qui se mariaient bien ensemble, une lumière tamisée. Il y avait du monde sans que cela soit bondé et c'était particulièrement plaisant, puisque Derek put choisir une place sans souci, sans qu'on vienne l'emmerder. Il s'était installé dans un coin, sur une banquette plutôt confortable et avait commandé un petit verre de whisky. L'homme n'avait pas l'intention de boire à en perdre conscience de toute manière, il en serait incapable, sa nature de loup-garou l'empêchant d'être ivre, qu'importe la quantité d'alcool qu'il pouvait ingérer.
Entre son boulot et son côté loup-garou qui n'en faisait qu'à sa tête à longueur de journée, Derek était fatigué et se poser dans cet endroit le détendait. Sirotant son verre, il se cala de manière confortable dans la banquette. C'était ça qu'il appelait le bonheur : c'était ce genre de petits moments de la vie où son corps se détendait, où son esprit se vidait, où il pouvait penser à lui et rien qu'à lui. Un peu d'égoïsme ne faisait pas de mal, tant que c'était limité. En plus de tout ça, la musique était douce et il avait aperçu le piano, à quelques mètres de lui, dans un espace assez ouvert, que seuls quelques tabourets vides de toute présence humaine entouraient. Sans doute était-ce pour les volontaires, ceux qui venaient se perdre et qui désiraient faire perdre la tête aux autres. Ceux-là avaient un petit côté vantard qui ne plaisait pas forcément à Derek, mais il ne pouvait pas leur en vouloir parfois, c'était bien de montrer ce que l'on savait faire aux autres, même si parfois c'était trop. La musique, ce n'est pas ça, c'est le partage, l'émotion, la détente. La technique était toujours appréciable mais ne servait à rien si elle n'était pas accompagnée d'un peu d'humanité, un soupçon de sentimentalisme. Taper sur des touches, tout le monde pouvait le faire. Même un débutant pourrait exécuter un morceau simple, mais ce morceau-là n'aurait aucune âme.
Pour toutes ces raisons, Derek fronça les sourcils lorsqu'il vit un jeune homme se diriger vers le piano droit et s'assoir sur le tabouret réservé à cet effet. Sans avoir vu son visage, Derek pouvait d'ores et déjà dire qu'il était différent. Son odeur ne puait pas la vantardise, sa fragrance était incertaine comme si l'humain était perdu, comme s'il ne savait pas quoi ressentir. C'était inédit : un mélange de peur, d'excitation, de joie, de tristesse. Des émotions aussi paradoxales que complémentaires. De là où il était, Derek pouvait voir son profil, ainsi que ses mains. Peu importe ce qu'il jouerait, Derek apprécierait le spectacle il avait toujours trouvé l'observation des doigts en action fascinante. Pour lui, la musique était tout aussi belle à entendre qu'à regarder. Le loup regarda le jeune homme se retrousser les manches et se mordre la lèvre inférieure. Il était nerveux, enfin. Il était adorable, avec ses multiples grains de beauté et son petit nez légèrement en trompette. Et ses mains... Mais quelles mains ! Des mains de pianiste, assurément : fines, agrémentées de longs doigts dont la grâce était surprenante. Derek n'attendait qu'une chose, que ces belles mains se posent sur le clavier du piano droit, effleurent les touches couleur ivoire. Et c'est ce qu'elles firent. Elles n'entamèrent pas un morceau de musique lambda, non. Elles commencèrent plutôt à faire du Hanon. C'était une série d'exercices pour se chauffer les doigts, tout autant que les entraîner à se lever haut. Derek tomba des nues. Bien sûr qu'il connaissait ces exercices, il en avait fait, petit et il les détestait. Pour lui, c'était de la torture, il n'aimait pas jouer, il avait toujours préféré écouter.
Étonnamment, l'écoute de ces exercices à l'exécution parfaite fut agréable même si elle dura une bonne dizaine de minutes.
Derek n'était pas prêt à ce qui allait suivre. Rien ne l'avait préparé à cela. Les mains quittèrent le clavier, ajustèrent le col du léger pull couleur kaki avant de se poser à nouveau sur les touches. Les doigts appuyèrent sur les touches noires et blanches, entamant un morceau de musique d'une ampleur et d'une puissance folle. Les poils des bras de Derek se hérissèrent aussitôt. Ça paraissait si simple, si facile pour lui. Les mains voletaient au-dessus des touches parfois en les effleurant simplement, d'autres fois en appuyant plus franchement, mais toujours avec cette légèreté qui apportait une petite touche de magie à l'ensemble. Était-ce de la mélancolie qu'il percevait ? Le morceau n'était pas très joyeux et pourtant, magnifique par ses accords et l'exécution du jeune homme. Derek connaissait bien ce morceau : le Prélude en mi mineur. Était-il subjugué par le pianiste ou bien Derek était-il simplement charmé par les arrangements opérés par celui-ci sur le morceau ? Assurément, il ne suivait pas la partition de base, qui était autrement plus simple en terme de nombre de notes, mais passablement compliquée avec toutes ces histoires de nuances. C'est là qu'il comprit.
Le jeune brun s'amusait, revisitait ce classique avec une aisance presque insolente, tout en gardant ce côté doux et mélancolique. Le rythme cardiaque de Derek s'accéléra alors qu'elle arrivait. L'apothéose. Descente ultra rapide très nuancée, pas une seule fausse note et cette impression perpétuelle que les mains survolaient le clavier avec cette douceur qui ne les quittaient pas.
Derek était comme suspendu aux doigts du jeune homme, tant et si bien qu'il fut surpris d'entendre si vite le morceau se terminer. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et il se sentait soudainement à l'étroit dans sa chemise. Pas qu'il soit victime d'une quelconque excitation, Derek était simplement... Sous le charme. Il se voyait dans une grande salle emplie de fauteuils rouges, une salle de concert ou un théâtre, peut-être. La scène serait immensément grande, encadrée par de titanesques rideaux pourpres brodés d'or. Le petit brun jouerait ce classique à sa sauce, sur un grand Steinway ambré, comme ses yeux. Pas blanc, pas noir, Derek le voyait ambré.
Mais l'ambiance dans sa tête s'altéra lorsque l'adolescent changea complètement de registre en entamant un nouveau morceau. C'était drastiquement. Derek fut électrisé dès les premières notes et il reconnut... Un mélange de jazz, de blues, des accords qui lui donnèrent envie de siroter un verre de whisky dans un chalet en pleine montagne. Le piano serait cette fois-ci blanc cassé avec les reflets flamboyants des dernières braises mourantes dans la grande cheminée à côté du grand canapé brun sur lequel serait affalé Derek, son verre à la main.
Et puis Derek reconnut l'air de Feeling good, de Nina Simone. Outre le fait que l'adolescent connaisse ce vieux chef d'œuvre, il l'exécutait avec une justesse folle. Derek bougeait doucement la tête en rythme les yeux fermés. Le changement de tonalité en milieu de morceau le ravit, parce qu'il était bien réalisé, il faisait des passerelles qui rendaient la chose possible et superbe. Un changement de tonalité trop brusque n'aurait, au pire, pas de sens, au mieux, ferait perdre le fil du morceau. Là, c'était juste, beau, parfaitement exécuté. L'exercice n'était, en soi, pas bien difficile, il fallait simplement avoir les quelques connaissances adéquates et s'être un minimum entraîné pour pouvoir faire ce genre de chose en toute situation.
Et là, autant dire que Derek se régalait à l'écouter ainsi. Un pur plaisir à tel point qu'il voudrait pouvoir étirer le temps de manière à ce que ce moment dure le plus longtemps possible. Parce qu'il avait des frissons, parce qu'il était littéralement en train d'avoir un orgasme auditif, parce qu'il était bien. Jamais un pianiste ne l'avait fait voyager comme le faisait actuellement cet adolescent en s'amusant au piano. La vision du chalet s'imposa à nouveau à son esprit et lui sembla plus vraie que jamais.
Une sensation de vide se fit ressentir dans le creux du ventre de Derek lorsque la dernière note résonna dans le bar. Il ouvrit les yeux et vit les mains se lever, s'éloigner du clavier avec une volupté, une grâce et une lenteur folles. Ce simple geste épuré montrait à lui seul que ce garçon... Était différent. Spécial. Unique.
Un ange tombé du ciel.
VOUS LISEZ
Les Doigts d'Or
FanfictionUn bar. Un piano. Une rencontre. Une série de hasards qu'on aime avec une petite touche de fragilité. Une histoire d'amour possible entre un Derek en mal d'amour submergé par la solitude et un Stiles trop doux pour son bien, cachant des stigmates qu...