Chapitre 23

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Jackson réapparut dans le séjour lorsque la porte coulissante de l'entrée se referma sur la silhouette de Stiles. Il avait patiemment attendu son moment, laissant à l'autre étudiant le soin de décider ce qu'il lui emprunterait comme cours. Il jeta un coup d'œil aux feuilles soigneusement rangées, celles que Stiles n'avait pas prises.

- Il a dit qu'il te ramènerait tout ce qu'il a pris le plus tôt possible, l'informa Derek, confortablement assis sur le canapé.

Jackson hocha la tête même s'il s'agissait d'une chose qu'il savait. Les murs du loft avaient beau être épais, ils n'avaient pas empêché son ouïe lupine de percevoir la voix très hésitante de l'autre étudiant qui avait tout fait pour partir rapidement. L'odeur de sa peur viscérale continuait d'embaumer la pièce.

- Tu ne veux pas aérer un peu ? On étouffe ici, fit Jackson en récupérant ses cours.

Derek ne dit rien mais se leva et partit ouvrir certaines fenêtres. Dire qu'il ne sentait pas la même chose que Jackson serait mentir, mais il avait résisté, pris le temps d'analyser les informations que son nez lui avait fait parvenir. Il profita de son odorat inhumain pour tirer davantage encore de ces effluves de peur – de terreur. Chaque seconde pouvait lui en apprendre davantage sur les nuances qui les composaient, des nuances d'une précision étonnante. Derek était d'avis que l'odeur d'une personne ne renseignait pas seulement sur son état émotionnel : elle donnait de précieuses informations sur sa vie, ses joies, ses peines, ses peurs et ses regrets. En l'occurrence, la fragrance que dégageait involontairement Stiles contenait effectivement toute la terreur qu'exprimait son visage sempiternellement craintif, mais pas que. Il y avait une souffrance... Quelque chose de viscéral qui ne lui disait rien qui vaille.

- Qu'est-ce que tu en penses ? Lui demanda Jackson après avoir fait les cents pas d'un air faussement nonchalant.

Si le jeune homme finissait toujours par s'ouvrir, il avait sa manière à lui de le faire et parfois... Il lui fallait se donner l'impression de contrôler la situation – ou au moins son faciès. Derek comprenait parfaitement cette manière de faire, d'autant plus que le Jackson d'aujourd'hui n'était pas le même que celui qu'il avait connu des années plus tôt. Avec le temps, il s'ouvrait, s'exprimait, osait lui parler de ce qui n'allait pas. Lui demander son avis coulait donc de source, encore plus si le sujet lui importait vraiment.

Et cet étudiant étrange rentrait dans l'une de ces cases. Derek n'irait certainement pas le lui reprocher étant donné qu'il lui avait en quelque sorte tapé dans l'œil quelques jours plus tôt. Sa musique, il y pensait toujours régulièrement et rêvait encore de ses notes si parfaitement exécutées. Un talent brut dont il ne parlait vraisemblablement pas et qui contrastait avec son manque d'assurance flagrant.

- Sans doute la même chose que toi, répondit tout d'abord Derek en haussant les épaules.

Il n'était pas difficile de deviner la façon dont il fallait interpréter l'attitude de Stiles. Inutile de réfléchir à ce sujet ni même de se torturer l'esprit : tout était clair et net, sauf l'origine de cette terreur viscérale.

- Tout semble lui faire peur, reprit Derek. Il nous craint et fait de son mieux pour se faire plus petit qu'il ne l'est. Il évite tout ce qui peut lui faire du mal.

Ce Stiles devait avoir le même âge que Jackson et pour présenter tant d'angoisses... Ses traumatismes devaient être grands – et récents. Ou alors sans doute la chose s'était-elle passée durant son enfance, sans jamais être traitée. Quoiqu'il aurait appris à ne serait-ce que cacher sa peur, comme une bonne partie des victimes de maltraitances, qu'elles soient infantiles ou non. Or, lui ne semblait pas en être véritablement capable : il semblait arriver tout juste à se contrôler pour ne pas céder à la panique – et parfois, cela ne marchait pas. Derek le savait et s'en souvenait fort bien.

Autant dire que l'attention qu'il portait à cet étudiant, s'il n'en parlait pas, ne faiblissait pas pour autant. Bien au contraire.

- A la fac, chaque fois que je le vois, j'ai peur, finit par avouer Jackson en croisant les bras sur son torse. J'ai l'impression que je dois faire quelque chose. On dirait qu'il se noie à chaque interaction sociale... Ou dès qu'il se retrouve au milieu de tout le monde.

Derek connaissait bien Jackson, mais il fallait avouer que son attitude à l'égard de cet étudiant, un inconnu à ses yeux, avait quelque chose d'inédit. Disons qu'il en fallait beaucoup pour inquiéter Jackson et que ce n'était pas arrivé depuis Lydia, avec qui il entretenait désormais une étroite amitié.

Peut-être que son loup sentait que Stiles pouvait être un ami. Un bon ami. Ou alors peut-être avait-il simplement besoin de l'aider. L'on ne dirait pas comme ça, mais Jackson avait en lui quelque chose de très humain, un côté altruiste difficile à remarquer de prime abord. Mais Derek le voyait, parce qu'ils se ressemblaient beaucoup. La différence, c'est que lui le montrait moins... Ce qui ne l'empêchait pas de ressentir une inquiétude toute particulière pour le jeune pianiste.

- Est-ce que tu m'autorises... A le faire venir ici de temps en temps ? Lui demanda Jackson, une hésitation dans la voix.

Car Derek, seul maître des lieux ici, pouvait décider de la suite à donner aux évènements – s'ils avaient lieu chez lui. D'autant plus qu'il savait parfaitement pourquoi Jackson lui posait cette question-là et pas une autre. C'était ici que Lydia avait appris à se détendre, à ouvrir les yeux sur les gens. A accepter l'amitié, à démarrer sa reconstruction. Cet endroit, bien qu'il ait l'air d'un simple loft à l'allure industrielle, était tout simplement un havre de paix, un foyer pour tous ceux qui en avaient besoin.

Qu'importe donc la raison qui avait poussé Jackson à lui faire cette demande, qu'importe également celle qui poussa Derek à tout, sauf la refuser. C'est on ne peut plus naturellement qu'il hocha la tête. Jackson esquissa un faible sourire de remerciement sans que le mot ne sorte de sa bouche. Il eut cependant l'air soulagé et cela suffit pour convaincre Derek qu'il avait pris la bonne décision et qu'elle n'était pas juste... Un caprice, l'espoir secret d'à nouveau entendre Stiles jouer.

Comme s'il avait connaissance de la nature de ses pensées, Jackson se gratta l'arrière de la tête et lui demanda d'un air quelque peu gêné :

- Et alors c'est vrai, il... Il joue d'un instrument ?

Voir Jackson bégayer avait quelque chose d'amusant tant c'était inhabituel. Il aimait se donner l'air sûr de lui, parfois arrogant. Une façon pour lui de se donner confiance, d'être pourvu d'une force mentale suffisante pour tout affronter. Autant dire que ce Stiles l'avait véritablement perturbé.

- Du piano, précisa Derek en hochant la tête. Il est doué.

Mais il n'ose pas s'exprimer. Et ces mots-là comportaient un double-sens clair : car si Derek avait beaucoup aimé son jeu, il savait qu'il y avait manqué quelque chose... Ce qui ne l'empêchait pas d'apprécier ce souvenir, ces mélodies qu'il faisait se rejouer parfois dans le silence de son âme. Stiles se retenait, que ce soit dans ses mots ou dans son jeu. Il lui manquait l'assurance qui le libèrerait de ces chaînes affreuses. En tout cas, Derek voyait en cet étudiant quelqu'un de brillant, de lumineux.

Et revoir ce visage crispé par la terreur lui faisait mal au cœur. Il n'arrivait même pas à l'imaginer sourire.

Les Doigts d'OrOù les histoires vivent. Découvrez maintenant