Chapitre 6

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Kim, Juillet 2061


Élu en 2058, le nouveau président et son gouvernement avaient annoncé des changements drastiques dans la législation. Leur discours promettait l'unité nationale et la disparition du racisme institutionnalisé. La population y avait vu une tentative pour apaiser les tensions exprimées lors des quatre grandes crises des années 2020. Une manière de combler le fossé creusé entre les gouvernés et les gouvernants. La France était tellement polarisée qu'on aurait facilement imaginé voir certaines entités demander leur indépendance.
Je suis professeur en sciences sociales. En 2059, je fus sollicité pour diriger un groupe de chercheurs. Le sujet de recherche portait sur le développement d'une société française moderne, acceptant ses multiples identités. L'équipe se composait de sociologues, démographes, juristes, urbanistes et économistes, autres intellectuels. Nous avions été reçu à l'Élysée où on nous avait présenté le cahier des charges et les différentes dates butoirs.

Ce jour-là, nous apprirent qu'un deuxième groupe interdisciplinaire travaillait sur la question avec une autre approche.
Pendant deux ans, on nous laissa carte blanche pour redéfinir le pays. Nous avions axé notre étude sur la notion d'intersectionnalité comme outil de compréhension et de résolution des crises. Ce terme fut inventé par la juriste et professeure américaine Kimberley Crenshaw en 1989 pour parler de la double discriminations subie par les femmes noires. En 2010, la terminologie du mot s'élargit pour expliciter le fait que les discriminations pouvaient s'entrecroiser comme les couches d'un millefeuille. Notre thèse visait à définir la nouvelle citoyenneté comme plus inclusive en commençant par abroger toutes les lois qui visaient à exclure certaines catégories de la population de l'espace public. Ces lois tronquaient la citoyenneté, les droits de certains individus. En 2060, ce n'était plus acceptable.
La troisième année, nous devions mettre en commun nos travaux avec l'autre équipe. Au fur et à mesure des réunions de travail et des débats, nous nous rendîmes compte qu'ils travaillaient sur un projet de loi complètement différent du nôtre. Ils allaient à contre-courant de la prise de position annoncée publiquement par le gouvernement. Leur thèse prônait la réduction drastique des inégalités par l'uniformisation de la population. En filigrane, cela revenait à nier l'existence d'une société plurielle. De telles mesures forceraient les citoyens fragilisés à se conformer au moule pour être considérés comme Français. Un acte d'une extrême violence enrobé dans des propositions de justice et d'égalité.
Qui définirait le moule ? Les citoyens ? Je n'y croyais pas une seconde. Le gouvernement ? Le pouvoir politique en place aurait le dernier mot. Je ne comprenais pas pourquoi le gouvernement avait laissé faire.

J'essayai d'en parler à la secrétaire générale pour la mettre au courant de mes craintes, mais elle me renvoya en me disant : « Vous êtes paranoïaque ! Et puis, nous avons besoin d'avis tranchés pour un vrai débat national. Pourquoi demander à deux équipes de produire le même résultat ? » Je trouvais cette réaction illogique.
À partir de ce moment, je commençai à en discuter avec Hélène. Hélène et moi étions amis depuis notre enfance. C'était une femme brillante qui avait réussi à créer une entreprise à succès brisant les codes capitalistes et leurs hiérarchies. Je voulais discuter avec elle et avoir son avis sur les conséquences d'une telle proposition sur le monde des entreprises. Au début, je ne lui expliquais pas tout, car nous étions tenus au secret. Mais en apprenant qu'elle lançait un projet de plateforme anonyme pour aider les victimes du racisme, je changeais d'avis. Si notre thèse n'était pas retenue, l'État exigerait toutes les données des associations militant pour les minorités.

En tant que directeur du comité d'experts, je devais présenter la synthèse de notre étude et les projets de lois. Puis aurait lieu un débat national, suivi d'un référendum sur des propositions de chaque équipe. À ce moment, j'avais encore l'espoir de voir le gouvernement et le peuple convaincus par nos propositions. Nous nous étions mis d'accord avec Hélène : je la préviendrais si le processus tournait en notre défaveur. Elle pourrait alors démanteler la plateforme créée par SÉQUOIA. En attendant, je la chargeais de contacter les entreprises internationales et multi-ethniques. J'avais besoin que le projet soit diffusé de manière subtile et progressive. Impossible de tout publier avant d'avoir eu les résultats, on nous aurait traité de conspirateurs et cela aurait pu mettre l'équipe en danger.

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