Invocatrice de l'Ombre T.3

X - Son vrai visage

Je suis assise sur un sac de farine, une tasse remplie d'eau tiède dans les mains. Les pirates du navire sont des ivrognes et ils ronflent tous sur le pont et quelques uns dans la soute. La nuit fut mouvementée mais pas suffisamment pour que la fatigue m'emporte et que je m'endorme.

J'ai toujours ces larmes aux coins des yeux avec l'image du corps mutilé de Tadëus. Je me sens trahie, et j'ai la sensation de ne rien savoir sur Lucius ou même sur moi-même.

Je soulève légèrement ma robe lorsqu'une démangeaison me fait grimacer. Mon mollet droit arbore une morsure boursouflée et douloureuse. Le monstre de Lucius m'a emportée dans les profondeurs et j'ai bien cru y rester...

Lorsque je crois voir un rayon de soleil, je quitte la soute pour me rendre sur le pont. J'inspire un peu d'air frais, prend garde à ne pas glisser en avançant et m'arrête à la poupe du bateau pour admirer l'horizon. Ce que je croyais être un rayon de soleil n'est en fait que la lumière qui tente de transpercer les nuages sombres.

Le soleil n'existe plus... il ne fait jamais beau dans notre monde depuis que Lucius règne. Je m'y suis accommodée mais je dois avouer que ressentir la chaleur du soleil doit être réconfortant.

— Comment te sens-tu ?

Je tourne la tête, Eliel se poste à côté de moi. Il pose ses mains sur le bord du bateau et arbore un visage épuisé, sa peau est terne, ses cheveux en bataille et ses lèvres gercées. Je constate cependant qu'il porte toujours notre alliance, et moi aussi.

— J'ai mal mais c'est largement supportable... ce que j'ai du mal à supporter, c'est ce qui est arrivé à Tadëus.

— J'ai cru comprendre qu'il n'était plus vraiment avec Lucius...

— Il m'a parlé de mes amis, de... vous, je suppose... il m'a dit que je vous avais abandonné... Cela lui a coûté la vie.

Eliel détourne le regard et fixe l'horizon. Il inspire par le nez et expire lentement par la bouche.

— Nous avons vécu un long périple tous ensemble. Nous avons perdu des amis, nous faisions tout pour que Lucius ne puisse plus jamais nuire. À la toute fin, tu m'as confié le dernier Objet Obscur et tu es restée à Dysteria avec Tadëus. Je n'ai jamais su pourquoi, mais... je me suis senti abandonné, c'est vrai. À la fois, j'étais rassuré de ne pas te voir car j'avais failli à la tâche que tu m'avais confié avec confiance. Je n'ai pas su protéger le dernier Objet Obscur et nous voilà à présent sous le règne de Lucius.

Je le fixe, les lèvres pincées, le coeur lourd. J'aimerais me souvenir de tout cela, je ne sais comment retrouver la mémoire. On dirait qu'il tenait à moi, et si je lui faisais confiance, je suppose que je tenais à lui moi aussi.

— Rien n'est vraiment ta faute, Chloé, reprend-il. Lucius m'a approché quand je n'étais qu'un gamin terrifié. Je me suis accroché à lui comme une sangsue et quand il a disparu, j'ai tout fait pour le ramener. Et je savais que tu existais... alors j'ai fait en sorte que nous nous rencontrions, que tu crois que j'étais un ennemi puis un allié pour que ton pouvoir nous aide à ramener notre Maître... mais tout a changé. J'ai compris que Lucius se fichait de moi, je n'étais qu'un pion comme tu l'as été également.

Il marque une pause et se mordille les lèvres.

— Ton frère aura constamment une longueur d'avance sur nous, c'était le cas et j'ai foncé tête baissée dans ce piège. Il s'est laissé capturer, parce qu'il savait qu'il serait libéré tôt ou tard.

Je ne saurais dire si je crois tout ce que dit Eliel. Je ne peux pas douter de ses paroles si j'ai su croire à celles de Lucius. Je suppose qu'il y a une part de vérité dans les propos de chacun.

— Lucius a tant souffert... soufflé-je.

— Je sais ce que c'est que de souffrir, moi aussi j'ai fait du mal... mais en te rencontrant, en apprenant à te connaître, j'ai compris que ce n'était pas la solution pour guérir mes maux.

Nos regards se croisent, il semble terriblement sincère et touché. Mon coeur est électrisé, sans que je ne sache pourquoi. J'ai de la compassion pour lui, il m'a sauvé la vie et il semble me connaître bien mieux que je ne me connais.

— Lucius t'as appelé Tristan, reprends-je. Je n'arrive pas à me dire que tu puisses te nommer ainsi, ton visage... ta façon d'être... pour moi tu es Eliel, l'homme que j'ai épousé.

— Je suis un Changeur de Peaux.

Je hausse les sourcils. Étrange que Lucius n'y ait vu que du feu.

— Oh... alors... tu ne ressembles pas vraiment à cela.

— Non.

— Et... comptes-tu garder cette apparence encore longtemps ?

Il hausse les épaules et laisse ses bras ballants.

— Je n'en sais rien, je ne suis plus très beau à voir...

— Pourquoi dis-tu cela ?

— J'ai été défiguré par Lucius et puis... je ne suis qu'un ivrogne qui ne prend pas soin de lui.

— Mais te voir pourrait peut-être me rafraîchir la mémoire, ne crois-tu pas ?

Il fait claquer sa langue contre son palais puis hoche la tête.

— Très bien, retourne toi alors.

Je me retourne, docile et je regarde droit devant moi les quelques pirates se réveiller petit à petit. Ils ont fait une grande fête et ont bu des litres d'alcool cette nuit. Je me demande qui a commandé ce navire, des amis aussi ? Sont-ils tous venus pour moi ? Pour Tristan ? Pour Hélène ?

Ma vue est rapidement perturbée par des petites particules, ressemblants vaguement à des cendres qui virevoltent dans les airs puis disparaissent d'elles-mêmes comme par magie. Est-ce Tristan qui émet cela lorsqu'il enlève sa peau ?

J'espère que voir son véritable visage m'aidera, nous semblions proches, j'en ai en tout cas la sensation.

— C'est bon.

Je me retourne alors, je fais face à un homme bien plus grand qu'Eliel, son pantalon laisse dorénavant entrevoir ses chevilles puisqu'il est trop court. Je constate un visage strié d'une cicatrice profonde, celle-ci parcoure sa joue, son nez et son front. Il arbore un oeil d'un magnifique bleu et un autre jaune comme ceux des serpents, ce regard est impressionant. Mais ce visage qui, malgré cette cicatrice disgracieuse, me semble charmant, est dissimulé sous une épaisse barbe non entretenue et des cheveux bien trop longs, désordonnés qu'il a placés en arrière.

— Alors ? grommelle-t-il. Dans cet état, mon visage t'est-il familier ?

Son regard l'est, mais il l'est depuis que je l'ai rencontré, même sous une autre apparence.

— Une part de toi m'a toujours parue familière...

Je pousse un profond soupir et baisse le regard.

— Mais je ne me souviens pas... j'en suis sincèrement désolée.

Je le vois qui tourne l'alliance beaucoup trop serrée dorénavant autour de son annulaire.

— Ce n'est pas si grave, il y a d'autres choses plus importantes.

Il m'adresse un sourire en coin qui me fait soudainement frissonner sans que je ne comprenne pour quelle raison.

— Allons rejoindre Hélène, propose-t-il.

Je hoche la tête, il passe à côté de moi, une étrange chaleur hérisse mes poils. Je reste un instant immobile et pose ma main sur ma poitrine, les battements de mon coeur sont irréguliers. Cette sensation, je la connaissais lorsque j'étais en présence de Tadëus, mais jamais en présence d'Eliel. Pourtant... sous sa véritable apparence, je me sens différente.

Qui es-tu pour moi, Tristan ?