00. À la claire fontaine

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Je la regardais souvent, en tenant nerveusement dans le cadre de porte, hésitant à l'approcher pour lui dire. Mais elle allait bien finir par le savoir et elle serait encore plus en colère.

« Faute avouée à moitié pardonnée », me disait-elle chaque fois que c'était elle qui découvrait mes bêtises.

Donc cette fois-là, j'eus le courage d'entrer dans la cuisine, de tirer sur sa longue robe crème. Elle cessa de dénoyauter les cerises pour se tourner vers moi.

Avant la colère, c'est l'inquiétude que je vis dans ses yeux. Elle se lava les mains et s'empressa de me porter pour m'asseoir sur l'îlot au centre de la cuisine. Puis elle s'en alla fouiller dans une autre pièce pour revenir peu après avec des pansements.

Elle avait déjà compris ce qu'il s'était produit.

Alors qu'elle imbibait un coton avec de l'alcool, Martha prit enfin la parole.

— Tu t'es encore battu.

Je me battais souvent.

Je le devais. Pour survivre. Être le seul enfant dans un aussi grand domaine en campagne était difficile. Alors je m'aventurais au-delà du domaine de la famille de mère pour trouver de la compagnie parmi les enfants des villageois.

Tandis que certains me recevaient comme un des leurs, d'autres, aussitôt qu'ils savaient que je n'appartenais pas à leur monde, m'exprimaient ouvertement leur mépris.

On m'ignorait, me traitait de privilégié et parfois on m'agressait.

À force, j'avais appris à me défendre et j'y avais même pris goût, à la bagarre. C'était presque devenu mon moyen de communiquer. Je me battais avec mes amis dans des jeux de guerre et je me battais avec mes ennemis pour leur faire autant de mal qu'ils m'en faisaient.

La plupart du temps, on nous séparait, mais parfois, ça dégénérait. Comme cet après-midi où Timothé Montigny m'avait cherché.

— Martha ?

— Oui mon poussin ? répondit-elle en désinfectant mes blessures.

C'est Martha qui a commencé à m'appeler mon poussin, habitude qu'a prise tante Sylvie au fil des ans.

— Je... Je lui ai cassé une dent. Ses parents sont très fâchés.

Elle soupira longuement.

Décevoir Martha, rien ne me rendait plus triste. Elle faisait tant d'efforts pour faire de moi quelqu'un de bien.

— Et qu'as-tu fait quand tu t'es rendu compte que tu lui avais fait du mal ?

Je baissai la tête, sachant que la réponse ne lui plairait guère.

— Je me suis enfui.

— C'est ce que je t'ai dit de faire s'il advenait que tu fasses du mal à quelqu'un ? T'enfuir ?

— Non...

— Qu'est-ce que je t'ai dit de faire ?

Je commençais à connaître la chanson par cœur.

— M'excuser, obtenir le pardon, demander à Dieu de m'aider à ne plus faire le mal.

Elle plaça le dernier pansement avant de hocher la tête.

— Enlève tes vêtements sales et change-toi. On va aller s'excuser auprès de ce garçon et de ses parents. On va chercher à réparer ton tort et obtenir le pardon. Puis, quand on rentrera, on priera ensemble d'accord ?

Je descendis du comptoir tout seul et m'exécutai. Est-ce que je voulais m'excuser auprès de cette enflure de Timothé ? Non. Je ne regrettais même pas mon geste. Je voulais juste que Martha soit fière de moi.

Satan est une femmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant