05. Petit bout de femme

22K 1.2K 603
                                    

Cela doit maintenant faire trois bonnes heures que je suis assise devant mon ordinateur. Devant ce tapuscrit de quelques centaines de pages.

Celui du cas Salinger-Granger.

Le cas qui devait originalement figurer dans mon recueil de cas cliniques paru il y a quelques mois. Sans le cas Salinger-Granger.

Cette histoire, leur histoire, mérite un livre, même deux à elle seule. Je n'ai jamais rien analysé et écrit d'aussi beau et horrible à la fois. D'aussi bouleversant, d'aussi tragique. Mais je ne pouvais pas l'intégrer au reste de mon livre paru, j'avais et j'ai encore le sentiment que cette histoire est loin d'être fini. Il y a maintenant encore plus à dire sur Ariès Salinger et Hugo Granger. Et j'aimerais tant le dire, l'écrire, mais je ne sais pas quoi écrire. Je n'ai eu aucune nouvelle ni de l'une ni de l'autre depuis des mois.

J'ai bien tenté de les recontacter, pour parler, pour m'excuser d'avoir craqué, d'avoir mis fin à leur idylle parce que je n'ai pas eu la force de garder le secret. Ariès ne m'a jamais répondu et Hugo lui m'a envoyé paitre en me disant que si j'essayais encore de le recontacter il me poursuivrait en justice.

Ce qui m'étonne c'est que jusqu'ici aucun des deux ne l'ait fait. Je m'attendais à ce que tous les deux me poursuivent pour les deux erreurs médicales que j'ai commises : garder le secret quand leur relation venait juste de commencer et le révéler une fois leur relation déjà bien établie. Et j'aurais même préféré qu'ils me poursuivent, j'aurais au moins de quoi compléter cette histoire cruellement inachevée, pas pour la publier, pour moi-même. Mais rien.

Parfois, le silence est le pire des supplices, car il nous oblige à converser notre pire bourreau, nous-mêmes.

Et pour éviter de me retrouver seule avec ma conscience qui ne cesse de me rappeler l'horreur à laquelle je n'ai pas eu le choix de participer, je revis leur histoire à travers ce manuscrit.

En relisant mes écrits je revis ma rencontre avec Ariès, la manière dont je me sentais alors qu'elle me parlait, l'admiration que j'avais pour elle, son parcourt, le fonctionnement de sa psyché. La façon dont son visage s'illuminait quand elle a commencé à me parler de ce collègue à elle, un certain Hugo Granger, celui qui m'avait sollicitée au départ. Je sus tout de suite qu'elle s'était éprise de lui et c'est là que son cas m'avait particulièrement intéressée.

Qui donc était cet homme qu'elle laissait l'approcher malgré son trauma ? Qui donc était cet homme qui, visiblement, était parvenu à se forger une clé ouvrant le cœur d'Ariès Salinger ?

Il fallait que je le rencontre et c'est ce que je fis. Je le conviai à une de nos séances, prétextant l'inviter à observer, mais en réalité c'est lui qui m'intéressait, c'est lui qui était sous observation. Ou plutôt son approche d'Ariès.

Dès que mes yeux se sont posés sur lui, j'ai su. Son apparence, sa gestuelle, sa démarche, le ton de sa voix et son rire. Il était lumineux, éblouissant d'une aura que seuls très peu de gens émettent. Je ne le connaissais pas et pourtant quelque chose en moi me suppliait de me rapprocher de lui. De faire de lui mon ami.

Mais encore plus beau que son rayonnement, c'était de voir Ariès en sa présence. La manière dont elle le regardait, elle le voyait elle aussi, ce magnifique soleil qu'on avait baptisé Hugo. Elle semblait profiter de ses rayons, comme allongée sur une plage de sable fin à se prélasser tout l'après-midi avant d'aller faire trempette dans les rafraichissantes eaux de ses yeux. C'est cela, il semblait être son repos, sa bouffée d'air frais, son havre de paix. L'Ariès pâle et un peu froide que j'avais rencontrée jusque-là prenait des couleurs et fondait à proximité de cet être solaire. Ce Hugo.

Mais à trop vouloir se rapprocher du soleil, on finit par se bruler les ailes et la chute est vertigineuse.

Discuter un peu avec lui m'avait permis de cerner sa personne. J'avais noté qu'il était :

Satan est une femmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant