Héloïse
J'ai le moral au plus bas, j'ai froid, j'ai faim. Je me demande pourquoi les ouvriers de la gare ne m'ont pas laissé dormir dans la cabane. Je ne dérangeais personne, je n'ai rien volé ni cassé. Je sais que c'est pour ma sécurité, ils ont eu peur que je me fasse écraser par un train, mais est-ce que je suis plus en sécurité à l'extérieur ? Ils n'y ont pas pensé à ça. Maintenant, ils ont mis un cadenas sur ma porte. Ça faisait un moment que je n'avais pas traîné ma valise en plus de mon sac à dos avec mon sac de couchage. J'ai envie de pleurer, mais je me rends forte, malgré ce sentiment d'impuissance qui me ronge de l'intérieur. Les gens que je croise sont pris de pitié pendant quelques secondes puis m'oublient. Je ne suis qu'une ombre de passage. J'ai vite appris l'hypocrisie de notre société, celle de se donner bonne conscience une fois ou deux dans l'année. Combien ont voulu m'aider en proposant d'appeler la police. Je ne suis pas perdue ! Si je suis dehors à mon âge, c'est que j'ai une bonne raison d'être partie de la maison. Les gens veulent se donner bonne conscience en me renvoyant dans mon enfer. Tous ceux que je croise, qui me prennent en pitié ou me regardent avec dédain ou détournent la tête, ignorent la chance qu'ils ont d'avoir un toit sur leur tête, un foyer, à manger, deux ou trois fois par jour. C'est ça aussi, vivre dans la rue. On attire toutes sortes de réactions, comme si avoir un foyer vous place au-dessus de nous. Vivre dans la rue, c'est apprendre à se débrouiller. J'étais comme vous avant, en pleine crise d'angoisse quand il y avait une coupure d'électricité, au bord de la dépression quand internet était lent. J'ai appris à relativiser depuis. Je me suis sevrée des réseaux sociaux, de TikTok, d'Instagram, de Snapchat. Mon réseau social est devant moi chaque jour, c'est vous.
Je marche sans but, mes pensées monopolisent toute mon attention, mes pas décident par eux-mêmes. Quand je relève les yeux, je m'aperçois que j'arrive dans le quartier où j'ai emménagé la veille. J'ai récupéré plusieurs cartons à l'arrière de la librairie, dont un très grand qui devait contenir un meuble. J'étais contente de trouver des plaques de polystyrène pour m'en faire un isolant. Je pense que je vais être bien, même si ce n'est pas un cinq étoiles. J'allais commencer à les assembler quand une odeur de pain chaud m'a fait saliver. J'ai traîné mon nouvel appartement avec moi et me suis installée sur le terrain d'à côté, me calant près d'une benne à ordures, qui en plus me protégeait du vent. J'avais trouvé un bon endroit, pour combien de temps cela dépendrait du commerçant surtout. S'il est sympathique, peut-être me laisserait-il squatter son entrée arrière, voire me donner son pain invendu au lieu de le jeter.
Je regarde la femme qui débarre la porte de la boulangerie, me demandant si c'est elle qui m'a donné à manger hier, et surtout le chocolat chaud. C'est la première fois que j'en buvais un comme ça, il était tellement bon. Je ne sais pas comment elle l'a fait. Ce n'était pas du Benco, ni du Nesquick ou du Poulain. Le sien était riche et onctueux. Je me demande c'est quoi son problème à aborder des sans-abri comme ça, en plus de me donner des sandwichs. C'est vrai qu'ils étaient bons, mais quand même. Et ce gâteau au chocolat ! Non, mais quelle idée ! Elle a un sérieux problème, elle. J'ai cru que j'allais mourir tant il était délicieux. Elle se donne bonne conscience en me donnant un repas comme je n'en ai pas mangé depuis des mois ? Elle s'imagine quoi ? Mon repas suivant va faire dur en comparaison. Je l'observe de loin, balayer son bout de trottoir et même faire celui de sa voisine libraire. Je m'approche quand elle entre, regardant l'intérieur par la vitrine. Je la vois qui s'amuse avec son balai comme s'il s'agissait d'une guitare ou je ne sais quoi. Non, mais, elle a quel âge pour se comporter comme ça ? Avec un prénom comme le sien, ça ne m'étonne pas qu'elle soit un peu timbrée.
J'ai envie de rentrer chez moi, mais j'ai l'impression qu'elle doit être le genre de personne envahissante. Je suis persuadée qu'elle va encore s'incruster et que je n'arriverai pas à m'en débarrasser, comme un invité un peu lourd qui ne comprend pas qu'il est temps de rentrer chez lui. Bon techniquement, c'est moi qui squatte chez elle. Aujourd'hui, c'est vendredi, il va y avoir plus de monde dans la rue, des gens plus heureux, car le week-end commence, donc plus de chance de ramasser un peu d'argent. Moi, je m'en fiche du calendrier, c'est tous les jours lundi. Le jour où l'on déteste avoir à se lever pour aller à l'école, au travail. Je m'éloigne à contrecœur, pour aller faire la manche, et attirer la pitié sur ma précarité, abuser de la culpabilité et de l'empathie de certains. Installée près d'une station de métro, j'arrive à récolter un peu d'argent quand j'entends parler dans une langue qui me donne froid dans le dos. Je me mêle rapidement à la foule, disparaissant en une seconde. J'avais entendu des histoires sur des hommes d'Europe de l'Est qui enlèvent des filles pour les vendre ou les droguer pour en faire des prostituées, aussi je les évite dès que j'entends parler dans une langue que je suppose être celle de ces criminels. Quelques rues plus loin, je m'installe près d'une autre station de métro, remplissant de plus en plus mes poches grâce à toute cette vie grouillante. Il y en a une qui m'a regardé avec des yeux qui débordaient de gentillesse, sa voix était douce comme celle d'une animatrice de radio le soir, jusqu'à ce qu'elle me souhaite bon courage en me donnant un billet de cinq. « Bon courage » ! Mais quelle expression de merde ! En disant ça, elle ne se rend pas compte qu'elle me balance ma situation dans la gueule. Que je vais encore devoir lutter pour ma survie, me battre pour manger, pour dormir, que j'en manque, justement, de courage. Je hais au plus haut point cette expression. Quel manque de positivité ! Je préférerais entendre un « prends soin de toi » ou comme la femme qui m'a donné à manger la veille l'a dit « Sois prudente ». Ça, c'était gentil, personne ne m'avait dit ça avant et ça semblait tellement sincère. J'essaye de me souvenir de son nom, mais je ne l'ai pas compris, c'était comme Kelly, mais différent. J'en ai assez d'être assise par terre, mes jambes sont engourdies, mais j'ai suffisamment d'argent pour acheter une brosse à dents, une brosse à cheveux et peut-être de nouvelles culottes. Il me restera encore assez pour de l'argent. J'achèterai des barres de céréales, ça se conserve longtemps, comme ça j'aurai à manger pour plusieurs jours.
Je marche un moment avant d'arriver dans mon quartier, et j'allais rejoindre mon logement quand je me suis dit que j'allais m'offrir du luxe et prendre un chocolat chaud chez Kelly, pour me réchauffer et pour encourager son commerce. Je regarde dans la vitrine, je la vois qui nettoie et range, elle sourit. Je ne regarde pas la pancarte des heures. Main sur la poignée, j'inspire un grand coup, laissant l'air frais s'immiscer dans mes poumons, et je pousse la porte. Le bruit du carillon me fait sursauter, comme s'il s'agissait d'une alarme, que je suis une voleuse et que la police va arriver de partout, comme dans les films, parce que je suis recherchée depuis sept mois.
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Cupidon ne doit plus avoir de flèches ou il ne m'a jamais vue !
RomanceHéloïse, 14 ans, a fugué pour éviter de subir plus de sévices de la part de sa mère et vit désormais dans la rue, se nourrissant come elle peut et se réfugiant où elle le peut, luttant pour survivre. Kayleigh gère une pâtisserie et découvre, un soir...