Chapitre 8

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Héloïse


Il a neigé, un peu, j'avais protégé mon appartement avec des sacs en plastique, mais l'humidité a eu raison de mon installation et elle s'est effondrée sur moi. Je me suis fait peur toute seule. Sortant à quatre pattes je regardais mon tas étalé au sol avec frustration. Je sais pertinemment que là, devant ce qui fut mon abri, en pleurant, je fais mon âge. Je n'ai plus les dix-huit ans que je dis avoir. Je suis une petite fille de quatorze ans, seule dehors, ne sachant pas où aller. Par respect pour Kayleigh, je ramasse tous les cartons et les jette dans le conteneur avant de rouler mon sac de couchage et de ranger mes affaires. Je grelotte une fois que j'ai terminé. Je me mets en route, à la recherche d'un nouvel endroit, solide ce coup-ci. En marchant un moment, je me dirige vers les quais, peut-être aurais-je de la chance sous un pont, mais il y a du monde sous chaque pont que je vérifie. D'autres sans-abri m'interpellent, me proposent de les rejoindre. Je veux juste être seule. Ma misère me suffit largement, si en plus je dois composer avec celle des autres, je ne tiendrais pas le coup. Je n'ai pas encore assimilé l'esprit d'entraide et de partage qui caractérise les gens qui vivent dans la rue. Je n'ai pas confiance et j'ai peur, c'est normal, je n'ai aucune expérience de la vie, sauf celle que j'apprends à la dure depuis des mois. Je suis si fatiguée, tellement épuisée.

Sous un pont, plusieurs sans-abri sont rassemblés autour d'un réchaud et se partagent quelque chose. Alors que je passe, l'un d'eux, manifestement quelqu'un d'éduqué à sa façon de s'exprimer, mais qui a trébuché pour une raison ou une autre, me propose une tasse de bouillon de poulet. Épuisée au-delà de mes forces, je lui demande timidement si je peux simplement m'asseoir contre le mur pour me reposer. Son sourire bienveillant s'élargit, et plusieurs d'entre eux se lèvent pour me faire de la place, sans un mot. Posant ma petite valise au sol et mon sac à dos contre le mur, je m'assois dessus et laisse mon dos épouser le contour de mon sac. J'enroule mes genoux contre ma poitrine et y cale doucement ma tête. En peu de temps, l'épuisement me submerge et je m'endors.

Lorsque je rouvre les yeux, il y a moins de monde sous le pont. Je fouille dans mon sac et en sors l'un des sandwichs que Kayleigh m'a donné, même s'il est à la limite de la consommation, j'ai faim. Je sens quelques regards curieux, quelques sourires bienveillants, mais les questions restent muettes, chacun porte sa propre histoire de vie. Je ne sais pas quels sont les codes. Est-ce que je dois me présenter ? Ce serait poli de le faire, mais dans la rue, est-ce les mêmes comportements ? Je reste assise, silencieuse, fixant le cours du fleuve, les pigeons, philosophant sur ma situation, établissant dans ma tête un plan de la ville pour chercher où me réfugier. Il y a bien des zones industrielles, mais c'est loin et peut-être qu'il y a des trafiquants de drogues ou de filles là-bas. Je devrais me tenter une gare, j'étais bien à la gare. Les tunnels du métro aussi. Il paraît qu'il y a des tunnels désaffectés, si seulement je savais comment y aller. J'ai envie de leur demander, mais s'ils savaient, ils s'y réfugieraient, non ?

« Bonjour. »

Je sursaute alors qu'un homme entre dans mon champ de vision, me sortant de mes pensées. Il se tient à bonne distance, et n'envahit pas mon espace vital. Je reconnais l'homme qui voulait me donner à manger la veille.

« Bonjour. Merci de m'avoir laissé dormir ici.

— Tu avais l'air épuisée. Veux-tu une tasse de soupe ? Ça te réchauffera. »

Je le regarde avec méfiance, ce qui fait naître un sourire sur son visage.

« Ne t'inquiète pas, elle n'est pas empoisonnée. Nous n'allons pas te droguer.

— Je... Je veux bien, oui. Combien ça coûte ? » demandé-je.

Il sourit à nouveau, se dirige vers le réchaud et me sert un peu de soupe dans un gobelet. Je mange en silence, me réchauffant doucement. Une fois que j'ai terminé, il m'explique comment fonctionne leur groupe si je veux rester avec eux. L'argent qu'ils collectent en faisant la manche est mis en commun pour acheter les fournitures nécessaires, comme les bonbonnes de gaz pour le réchaud, la nourriture et les médicaments. Ils se soutiennent et se protègent mutuellement, surveillant les affaires de ceux qui vont sur le terrain, puis se relayant. Je le trouve intelligent quand il comprend que mes besoins sont différents, parce que je suis une fille, une jeune fille. Il m'explique que si j'ai besoin de serviettes hygiéniques, une association qui leur fournit des produits de base, à manger, des couvertures, peut me donner ce qu'il me faut. Malgré moi, je pleure en l'apprenant. Si je l'avais su avant, j'aurais économisé de l'argent et j'aurais pu manger. Je vois de la tristesse dans ses yeux quand il comprend ce que je viens de réaliser.

« Je suis désolé » sourit-il tristement. « Moi, c'est Pierre.

— Héloïse » réponds-je mécaniquement.

« Ça fait combien de temps que tu es dehors ?

— Depuis le 28 février.

— Tu es courageuse, Héloïse. Je ne t'en demanderais pas la raison, c'est personnel. Dans notre groupe, personne ne t'agressera ou ne te fera du mal. Nous avons tous eu des accidents qui nous ont conduits ici, mais nous ne sommes pas des criminels.

— D'accord.

— As-tu besoin de médicaments ou autre ?

— Non, juste du dentifrice et des... vous voyez.

— Aucun problème, Héloïse. Alors si tu ne veux pas parler, on le comprendra. Personne ne t'en tiendra rigueur. Nous savons ce que c'est. Nous avons tous nos petits coups de blues. Nous ne te forçons pas à aller mendier. Tout le monde mange. La part de ceux qui ne rapportent rien est moindre, bien sûr, mais tout le monde mange. C'est la solidarité du groupe.

— Je comprends. Je peux rester un peu avec vous ?

— Bien sûr. Tu devrais marcher un peu pour te dégourdir les jambes. Soit sans crainte, personne ne touchera à tes affaires.

— Je... »

Je touche à ma valise, mon sac, mes seules possessions sur cette Terre.

« Je comprends, mais sois sans crainte. Je sais que c'est difficile de faire confiance dans la rue, surtout à des inconnus, mais si tu dois un jour accorder ta confiance, je pense que c'est aujourd'hui le bon moment. »

Je prends une grande inspiration et me redresse, en faisant craquer mes articulations.

« Merci, Pierre.

— Je reste ici. On se reverra plus tard. »

Je m'éloigne lentement, moyennement rassurée, mais de marcher le long de l'eau, mains dans mes poches, je me sens bien. J'ai un abri, il faudrait juste que je puisse avoir un peu d'intimité. Mais si je peux me reposer, c'est déjà ça.

Montant un escalier, je regagne la civilisation, la population, me mêlant à eux. J'attends patiemment mon tour pour entrer dans des toilettes publiques et me rafraîchir un peu. Une fois mon visage et mes aisselles lavés, je me sens déjà mieux. Je regarde mes cheveux dans le miroir, me promettant de revenir en soirée pour les laver correctement. J'ai des cernes sous les yeux. J'ai encore maigri. Je me demande quel est mon poids maintenant. C'est ironique, avant je me souciais de quelques petits bourrelets, maintenant je sens mes côtes saillir. Mes yeux se remplissent de larmes, réalisant à quel point je suis vulnérable, me demandant combien de temps je vais résister. Est-ce que Pierre va me retrouver morte un matin ?

Cupidon ne doit plus avoir de flèches ou il ne m'a jamais vue !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant