« L'homme qui part seul peut commencer aujourd'hui..."

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"[...]mais celui qui voyage avec un autre doit attendre que cet autre soit prêt." Henry David Thoreau


Ici et maintenant, à bord de cette voiture qui embaumait le cuir et le plastique neuf, il se sentait heureux.

Il chantait fort, jetant un œil à Jin qui le suivait, hilare, dans sa débauche de bonne humeur.

—   Moi qui croyais que jamais je ne t'entendrais chanter plus faux que sous la douche ! avait fini par dire, malgré tout, Jin.

—   Moi qui croyais que jamais plus on ne te verrait avec tes lunettes de grand-père, avait répliqué Namjoon du tac au tac.

—   Ya ! Je suis encore ton aîné. Un peu de respect !

Tout le long du chemin, ils échangèrent ainsi avec humour, sur des sujets peu profonds. Non pas qu'ils n'en eussent pas la capacité, mais il s'agissait d'un accord tacite entre eux. Jin voulait vivre l'instant présent et profiter des bonnes choses comme elles se présentaient.

« Le passé, c'est le passé. On ne peut rien y faire. Les gens qui se préoccupent trop de l'avenir sont rongés par l'angoisse. Mieux vaut vivre sa vie au présent et faire ce que l'on peut faire ici et maintenant», avait-il pris l'habitude de répéter. C'était sa manière d'échapper à la dépression qui avait manqué de l'avaler totalement plusieurs années plus tôt. Namjoon le savait très bien et cela lui convenait.

C'était comme conduire. Désormais, il était à l'aise derrière un volant, mais il aimait laisser ses pensées vagabonder en regardant dehors. Les voyages en voiture, même s'ils pouvaient être épuisants, ne lui semblaient jamais longs. Les paysages changeants entraînaient pensées et idées, le menant parfois même à se raconter silencieusement des histoires dont il était le héros et où tout se déroulait avec bonheur. C'était encore plus vrai en train. Il adorait prendre le train !

Jin, quoiqu'il en soit, ne l'aurait jamais laissé conduire. C'était son bolide. Mais surtout, c'était sa charge et responsabilité d'aîné. Rien ne lui aurait fait lâcher le volant en faveur de son cadet.

S'il n'attendait rien des autres, lui, en revanche, était très attentif au bien-être de ceux qui avaient le privilège de faire partie du cercle très restreint de ses proches. Il connaissait son collègue et ami comme un frère. Il savait son besoin de rêver et de laisser son esprit vagabonder. C'était un poète. Alors il conduisait avec plaisir.

Et cette échappée en bateau n'était rien d'autre que cela aussi : un moyen de sortir Namjoon des affres du quotidien et du travail. Ce dernier avait beau donner le change et sembler plus heureux que jamais, Jin savait reconnaître les signes avant-coureurs de la déprime chez lui. Il devenait excessivement jovial, parlait plus fort que de coutume, et se mettait à multiplier les activités en journée. Comme si faire un tapage du diable et s'agiter avait la capacité de faire fuir ses démons.

Depuis quelques jours, Namjoon croulait sous les échéances, obligations et « derniers carats ». Pourtant, Jin avait vu les dizaines de publications Instagram. Il s'était mis à sortir beaucoup avec ses amis, puis seul avec son manager. Il avait multiplié les rencontres avec des artistes sous le prétexte d'étoffer son carnet d'adresses et d'enrichir encore la collection qui ornait son petit café-galerie qui ne désemplissait pas et recevait les éloges du monde de l'art.

Alors Jin s'était imposé. Il avait menti en disant que son bateau sortait d'hivernage mais qu'il n'avait personne avec qui en profiter. Avec de grands gestes balayant l'air qui les entouraient, Namjoon avait d'abord refusé en lui faisant la très longue liste de ce qui l'attendait. Mais il ne se convainquait pas lui-même. Et, surtout, il n'était pas dupe du jeu de son ami. Il savait pertinemment ce qui se jouait. Il avait conscience de sombrer lentement, malgré lui. Très doucement mais avec une force inouïe, comme l'eau qu'on ne peut retenir entre ses doigts. Il avait appris à reconnaître tout cela. Il savait désormais quand il fallait marquer un coup d'arrêt. Il avait donc fait mine de céder à Jin, de le faire pour lui rendre service. Mais, au fond, il se rendait service à lui-même. Il éprouvait une infinie reconnaissance envers son aîné qui le brusquait avec intelligence et subtilité.

Vivre pleinement sa vie. Avoir des proches aimants sur qui compter. Pouvoir se laisser aller en toute confiance.

C'était cela le bonheur.

Du moins, ceci en avait toutes les apparences.

La Corbeille Où les histoires vivent. Découvrez maintenant