Le jeong

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L'automne avait décidé de presser le pas.

Si le ciel était d'un bleu sans nuage, l'air était bien trop frais pour ce début de saison. Le nez en l'air, Céleste en était à regretter d'avoir coupé ses cheveux si courts. Une nuée d'oiseaux traversa l'horizon en formation serrée, parfaitement organisée. Elle poussa un soupir, piétinant pour se réchauffer.

Un soldat passa près d'elle et la reluqua sans gêne aucune. Une fois qu'il eut le dos tourné, Céleste lui tira la langue. Elle reçut une tape sur le bras.

—   Halmeoni ! se plaignit-elle en frottant la triple épaisseur de chemise, gilet et manteau de laine qui, à défaut de la protéger du froid, avait amorti le petit coup sec.

—   Le voilà ! Viens ! fit la petite dame en entraînant la jeune femme à sa suite.

Mais, bientôt, ce fut Céleste qui trottina en tête et lâcha la main de la vieillarde pour se jeter dans les bras de son ex-propriétaire.

—   Naki !

Ce dernier ne put réprimer sa joie malgré sa gêne. On les scrutait. On dévisageait ce duo étrange fait de deux personnes sculpturales et bruyantes. Et, pour finir, il s'en moquait. Elle était là, sublime, souriante, visiblement en bonne santé, et, surtout, sous la bonne garde de leur grand-mère.

Il arracha le bonnet noir, premier rempart contre les frimas automnaux que Céleste redoutaient tant.

—   Hé ! fit-elle en tentant en vain de reprendre son bien.

—   Tu les as coupés ? Tu les as coupés ! Tourne que je te voie, s'écria-t-il.

Son cœur battait à tout rompre. Elle lui avait manqué plus que de raison. Alors, joignant le geste à la parole, il l'attrapa par les épaules et la fit tourner sur elle-même.

—   À tes risques et périls, s'amusa l'aïeule. Si elle te vomit dessus, ne viens pas te plaindre !

Bien qu'étourdie, Céleste ne put s'empêcher de lui lancer un regard mutin qui alerta Na-kyung. Il recula de quelques pas sans cesser de l'admirer.

—   Tu es vraiment belle, comme ça...

La jeune femme porta les mains à sa tête et parla plus vite qu'elle ne pensa.

—   T'es pas mal non plus, tout rasé !

Puis, elle réalisa qu'il avait les yeux rivés sur son ventre que plus aucun vêtement ne pouvait cacher. A quatre mois passés, le petit invité ne voulait plus se faire discret.


Alors, la lourdeur de sa situation lui revint brutalement. Elle se dit que rien n'était réglé, finalement. Namjoon qu'elle devait revoir pour décider de leur avenir, les souvenirs déchirants de l'aéroport et de sa visite surprise, l'idée qu'il était déjà père alors qu'il professait une vie libre de toute parentalité... tout cela faillit lui faire manquer le plaisir de passer un bref moment avec son ami.

Les quelques minutes qui leur furent accordées dans une salle dédiée aux rencontres entre les recrues et leurs proches passèrent trop vite. Céleste était toutefois rassurée : Na-kyung tenait sa promesse ; il était là pour elle, même à distance. Elle ne résista pas à enfouir le nez dans son cou au moment des adieux. Elle se moquait éperdument de qui pourrait les voir et ce qu'on pourrait en penser. Et lui, il faisait le plein de douceur. Du courage, il en aurait besoin pour deux.

Après un dernier geste d'adieu à sa grand-mère, il se retourna convaincu que la prochaine fois qu'ils se verraient les dés seraient jetés. Il n'aurait plus qu'à accepter.

Dans ses rares moments de loisirs, il pensait à elle mais aussi à l'enfant à venir. Il était certain qu'il ferait partie de sa vie et que Céleste n'envisageait pas sérieusement l'abandon. Toutefois, il espérait bien que ce petit ne grandirait pas ici, dans son pays. Ce serait un « onnurian », un enfant métis. La stupidité de certains ferait qu'inévitablement il entendrait l'injure capable de briser plus d'un cœur : « honhyeol ! », « sale sang mêlé ! ». Si le multiculturalisme avait le vent en poupe dans la jeunesse et certains milieux privilégiés, l'ensemble de la société tardait à s'ouvrir.

Bref, Naki espérait que cet enfant soit un petit Parisien. Et il les suivrait là-bas, à Paris ! Que son ttanttara de cousin continue à se morfondre dans son spleen éternel d'artiste ! Qu'il laisse passer sa chance de vivre toute une vie auprès d'elle !


La vieille dame, au moment des aurevoirs, observa les deux jeunes gens et se dit que la vie était vraiment mal fichue, que ces deux-là se seraient merveilleusement accordés.

Il n'y a pas si longtemps, on faisait passer le jeong avant toute chose. L'amour était même une idée grossière voire tabou. Le jeong, au sein d'un couple, était un lien sincère cimenté par la responsabilité conjointe du couple et des enfants, un attachement teinté de respect et de familiarité, bien loin des romances, peines de cœur et sentiments complexes... Cela s'apparentait presque à l'amitié.

Le jeong, dans son esprit, c'était aussi l'odeur rassurante du foyer en rentrant le soir à la maison.

Oui, elle en était certaine. À une autre époque, ces deux-là auraient été le couple modèle que tout le monde aurait envié. Ils auraient incarné le bonheur simple et raisonnable, bien loin du han, ce spleen existentiel fait de douleurs, de rancœur, d'une tristesse profonde et de mélancolie.

Et, pour le moment, c'est tout ce qu'elle pouvait percevoir chez ces trois jeunes personnes : une fine poussière de chagrin et de colère qui s'accumulait peu à peu. Le chemin de la résilience ne lui semblait pas du tout évident.

Elle repensa à l'appel qu'elle avait reçu plus tôt. Son petit neveu s'était ouvert à elle et lui avait demandé son aide. Comment aurait-elle pu rester hermétique ? N'était-ce pas Céleste la priorité ? Même si elle n'approuvait pas tout, elle ferait en sorte que les événements tournent en sa faveur.

Il fallait qu'elle voie sa sœur et qu'elles décident ensemble de la marche à suivre. On lui reprocherait encore son intrusion, son besoin de tout contrôler. Encore. Mais soit ! Elle s'en moquait et refusait de rester passive à regarder les chagrins s'accumuler.





ttanttara : mot méprisant signifiant "amuseur public"

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