L'aigle de Zarathoustra

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« Que tout ce qui est lourd devienne léger, que tout corps devienne danseur, tout esprit oiseau ! » Nietzsche


La côte était enfin là. Jin conduisait juste assez vite pour qu'ils aient le temps d'admirer les falaises découpées. Les embruns vivifiants pénétraient dans l'habitacle par les vitres entrouvertes. Jin se sentit pousser des ailes.

—    Je suis un homme de la mer ! grogna avec plaisir celui-ci.

—    T'en fais un bel homme de la mer ! dit Namjoon, narquois, en montrant de la tête l'objet harnaché sur le siège arrière.

—   Je ne vois pas le rapport. Si tu savais comme ça m'a manqué pendant le service. Etre affecté au JSA... la poisse... La rivière Sachon, c'est pas la mer ! Et toi ? Ta maison de Busan ne t'a pas manquée ?

Le visage de Namjoon se ferma, ses yeux fixèrent obstinément la crête des vagues qui s'écrasaient contre les rochers. Jin savait qu'il touchait un point sensible. Et il y reviendrait. Souvent. Jusqu'à ce que son ami parvienne à en parler.

—    Quelle idée, aussi, de t'engager dans les Marines...

Il n'eut pour réponse que les cris des mouettes planant au raz de l'eau et ceux d'un groupe d'enfants jouant en contrebas dans une petite crique ensoleillée. Jin souffla de dépit. L'armée avait brisé plus d'un poète. Celui-ci, elle n'y était pas parvenue. Mais à quel prix ?

—    L'aigle sur le drapeau et notre mascotte me correspondaient assez bien...

—    Encore ton machin de Nietschtruc, là...

Namjoon ne l'écoutait plus. Les yeux dans le vague, fixant un point qui n'existait pas, il dit d'une voix forte et monocorde :

—    Marines une fois, marines toujours !

—    N'empêche que tu évites à tout prix de retourner à Hwaseong et que tu ne peux plus voir un véhicule amphibie en peinture !

—    Tu sais que j'ai des nouvelles de notre chien...

—    Par JK ?

—    Hmmmm...

—    Il va bien le petit ? T'as des nouvelles ?

Mais Namjoon était déjà reparti dans ses pensées. Alors il poursuivit seul.

—    Je lui ai proposé de venir avec nous mais il avait mieux à faire avec Jimin. C'est deux-là, je te jure, ils vont nous pondre un petit dans l'année à ce rythme.

Il avait réussi. Il l'avait ramené. Un sourire éclatant fit son apparition entre les deux fossettes que Jin adorait.

—    Certain ! Ils seraient même chiche, dans la foulée, de provoquer une loi ! Tu te la figures ? La loi Jikook, la loi Kookmin...

—    La loi Casse-bonbons, oui ! Ils sont revenus plus immatures qu'ils ne l'étaient avant leur départ. On dirait deux ados en manque...

—    Tu exagères !

—    A peine ! Avant-hier, Darum a eu un mal fou à les maquiller. Hobi a dû s'en mêler. Ils étaient là, sur le canapé à se...

—    Oui, oui, j'étais là... pas besoin de me rappeler ces détails... humides ! fit Namjoon rosissant et agitant les mains devant ses yeux comme pour effacer la vision, alors qu'il n'était vraiment pas un enfant de chœur lui-même. Bon, l'homme de la mer, t'as fait quoi de ton moussaillon ? ajouta-t-il en montrant de nouveau le siège auto tout aussi flambant neuf que le véhicule.

—    Il est avec sa mère, pardi !

—    Ça ne t'embête pas de les laisser si longtemps ?

—    Non, pourquoi ? lui murmura Jin rougissant à son tour, comme il le faisait lorsqu'il mentait un peu.

—    Merci, vieux !

—    Traîte-moi encore de vieux et je te balance du haut de la prochaine falaise !!! beugla le jeune papa provoquant l'hilarité de son passager.

Namjoon était soulagé de voir Jin s'épanouir auprès de sa petite famille. Il se disait que, peut-être, lui, au moins, bénéficierait d'un bonheur durable, très long, vu les années de purgatoire qu'ils avaient subies courageusement. Peut-être que la roue de Jin tournait très lentement et qu'elle s'arrêterait sur une phase de bonheur pure et simple, celle qui commençait pour lui. Il voulait le croire. Cela le rassurait. Cela lui donnait de l'espoir. Il était son espoir.

Le port de plaisance était quasi désert.

D'abord, parce que la saison n'avait pas réellement commencé, et, ensuite, parce que le soleil se couchait déjà et que tous les employés se pressaient de rentrer chez eux.

Jin et Namjoon étaient attendus par le skipper qui s'affairait sur le pont un chiffon à reluire à la main. Jin lui fit de grands gestes qui étaient tout à fait inutiles au regard des cris qu'il avait déjà poussés. Tout le port était averti de sa venue, voire même tout Busan !

Ils furent accueillis par une poignée de main ferme et amicale.

Jin Lee était une navigatrice de tout juste trente ans, une montagne de trophées sur son étagère et un goût pour la mer chevillé au corps. Dans son ciré blanc, les cheveux au vent, sa peau caressée par le soleil couchant, elle rayonnait.

Namjoon ne pouvait que l'admettre. Elle était belle. Et vraiment charismatique. Il aurait pu tomber sous son charme à la seconde où elle lui avait tendu la main pour l'aider à passer du ponton au bateau. Mais il y avait ce petit quelque chose qui s'était fermé, il y a longtemps maintenant, qui ne lui permettait plus que des relations superficielles et sans lendemain. Alors, il lui sourit poliment, sans trop en faire, lui rendant son bonsoir.

Jin, à qui rien n'échappait, soupira. Il avait du pain sur la planche pour ramener son frère à la vie.

Jin Lee les aida à mettre les bagages dans les cabines avant de leur proposer d'aller faire les courses. Il ne partirait pas avant trois ou quatre heures. La mer n'était pas bonne mais elle devait s'apaiser bientôt.

Namjoon ne voulut pas les suivre. Il déclina le plus poliment possible, prétextant qu'il les encombrerait plus qu'autre chose, qu'il aimerait bien se reposer un peu dans sa cabine.

Aucun des jeunes gens n'insista. Jin ne prit pas la mouche. Il le connaissait. Il savait quand lui laisser de l'espace.

Le voilier dans lequel Jin avait investi était un véritable bijou. Il était peu dépensier. Mais lorsqu'il s'agissait des bateaux, il voulait ce qu'il y avait de meilleur et il n'avait songé qu'à son propre plaisir. Un Dufour 531. Un beau jouet à la coque bleue et au pont de bois clair, avec un cockpit aux fonctionnalités inédites et une belle allure, comme son propriétaire. L'intérieur était à l'image de l'extérieur. Le luxe n'y était pas tapageur mais ostensible car tous les matériaux y étaient de qualité. Toutefois, on s'y sentait bien car il avait choisi des bois blonds et des tissus gris, brun et or qui apportaient beaucoup de chaleur à l'ensemble. Il y avait aussi le fait que Jin et sa femme avaient le don, par de petites choses, d'amener de la vie à tout ce qui les entouraient. Là, une guitare sur une des banquettes, ici, un petit bouquet rose de fleurs séchées...

Jin avait laissé, avec galanterie, la cabine principale, à la proue du bateau, à leur incroyable skipper. Et puis, comme il disait, les deux autres cabines à la poupe, n'avaient rien à envier (mêmes lits doubles, quasi mêmes salles d'eau si ce n'est les douches plus étroites). Quoiqu'il en soit, Namjoon s'y sentit bien et il se laissa tomber sur les draps blancs et frais. Les yeux rivés sur la petite fenêtre de toit, un bras sous la tête, il pouvait voir les premières étoiles de la nuit. Voler. Ce devait être incroyable de voler, libre de toute contrainte terrestre. Il soupira d'aise. Il avait un ami incroyable, une vie confortable, un avenir devant lui... tout allait bien... il n'y avait aucune raison de se sentir si anxieux. Aucune.

Il soupira en entendant la sonnerie caractéristique du chat familial. Le week-end prochain, c'était la grande cousinade annuelle et il n'avait pas encore répondu à ses parents. Serait-il là ou non ? C'était l'année où la sœur de sa grand-mère revenait de Paris. Elles ne seraient pas éternelles lui répétait son père. "Tu vas le regretter si tu ne passes pas, ne serait-ce qu'en coup de vent." Namjoon le savait. Il le sentait. Mais cela lui coûtait quand même. Depuis son retour de l'armée, lui qui aimait se ressourcer auprès des autres était devenu taciturne et introverti. Il ne trouvait le repos que seul. Mais oui, il allait le regrettait s'il n'y allait pas. Alors, vivement il tapota sa réponse. Il viendrait la journée entière de dimanche.

La Corbeille Où les histoires vivent. Découvrez maintenant