Céleste

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 les deux pieds sur l'échelle, la tête dans le sakura


—   Céleste ! Ta tasse de café ! C'est quand même pas sorcier de la déposer dans l'évier...

—   Oui, oui... je le ferai ce soir... je suis en retard, là... maugréa la jeune femme en direction de la porte.

Elle retournait la pile de vêtements entassés au milieu de sa chambre à la recherche d'un objet visiblement bien caché.

—   Naki ! T'as pas vu mon bonnet ? cria-t-elle tout en enfilant un grand gilet de laine rose par-dessus sa petite robe noire à fleurs préférée.

—   Quel bonnet ? ronchonna une voix masculine depuis l'autre bout de l'appartement. T'en as des myriades. Range tes affaires, aussi !

—   Le rose clair au point mousse ! Ha, non, attends, je l'ai !

Elle s'aplatit sur le parquet pour tirer le couvre-chef de dessous le lit, puis se releva et épousseta ses collants recouverts d'une fine couche de poussière.

Devant sa psyché, elle ajusta son bonnet sur sa chevelure blonde. Elle trouva que cette couleur allait à ravir avec ses yeux d'un bleu azur. Elle fronça le nez en détaillant ses jambes qu'elle trouvait trop longues. Elle avait l'air d'une gamine qui aurait grandi trop vite. Son 1m78 s'accordait rarement avec la longueur de ses jupes.

—   Célesteeee ? T'as vu l'heure ? fit la belle voix grave qui l'interpelait.

—   Merde ! Je file. A ce soir ! Je t'adore ! chantonna Céleste avant de claquer la porte d'entrée de l'appartement.

—   Moi aussi, si tu savais... 


*


Le cerisier du Japon, devant la librairie, avait décidé de fleurir pour ce dernier jour de mars.

L'air était maussade, les journaux barbouillés des nouvelles d'un monde qui se déchirait, les habitants du quartier se pressaient tapis dans leurs manteaux d'hiver, et la boîte mail de Céleste débordait de messages auxquels elle ne répondrait jamais.

Mais cet arbre n'en avait que faire. 

Que l'univers soit chamboulé ou non, c'était son heure. Avoir le privilège de vivre comme un être dépourvu de conscience, embellir son entourage d'un bouquet subtilement odorant de pompons roses et cotonneux, sans se soucier de la pertinence ou non de son arrogance, voilà un destin enviable !

Les touristes, attirés par la nouvelle exposition de la BNF Richelieu, « George Sand, correspondance et libertés » se pressaient dans le quartier. La plupart flânaient et arpentaient avec bonheur la galerie couverte qui abritait la boutique. Le passage Choiseul avait ce charme intemporel teinté d'un brin de snobisme bien parisien. Mais, finalement, le mot qui restait et l'emportait sur tous les autres, était « authenticité ».

Découvrant cet arbre pimpant coincé entre un lampadaire et un banc, ils s'arrêtaient, le nez en l'air, les yeux comblés.

Le lieu de travail de Céleste se fondait parfaitement au paysage. Un pied dans la galerie, un autre sur l'extérieur, rue Dalayrac. 

Le libraire avait racheté un ancien restaurant coréen et avait tout transformé de fond en comble. Impossible d'imaginer qu'auparavant se tenait là une cuisine, des tables, des clients pressés ou exagérément trainants.

Cette librairie semblait être là depuis toujours, comme une jumelle de Lavrut, papeterie spécialisée dans les beaux-arts, incontournable dans cette galerie.

Par on ne sait quel miracle, M. Cambon avait donné des airs de bibliothèque anglaise à ce local sans âme. Le restaurant Goui avait cédé la place à de hautes bibliothèques en chêne, des fauteuils de velours vert, d'épaisses poutres de bois craquelées par les ans au plafond. Des livres s'entassaient de-ci de-là sur le comptoir, des chaises de café 1900 et de petites consoles. Les nouveautés y côtoyaient les livres d'occasion sans aucune distinction.

Céleste aimait les livres passionnément. Elle aimait leurs odeurs, le grain du papier sous ses doigts, le bruit des pages qui se tournent. Mais ce qu'elle aimait par-dessus tout, c'était ce qu'ils contenaient.

Malgré cela, perchée sur son échelle, entre deux bibliothèques, cornes d'abondance des arts de l'écrit, elle ne pouvait s'empêcher d'envier les touristes se prenant en photo sous le cerisier devant cette librairie si « typique ».

L'extérieur l'appelait.

Elle voulait être là, à l'intérieur, bien au chaud, dans le confort que lui offrait les bouquins, mais aussi dehors, là où se trouvait la vie pour elle.

Elle aimait le vent soufflant dans les petits cheveux fous de sa nuque, l'odeur de la ville et de l'herbe juste coupée dans le square Louvois où elle prenait parfois ses pauses, le craquement des brindilles et le crissement des cailloux sous ses chaussures de marche quand elle s'évadait en montagne avec ses amis...

Céleste ne pouvait décidément dire si elle était un être d'intérieur ou d'extérieur. Si elle travaillait, elle avait désespérément envie de se trouver dehors, et lorsqu'elle y était, elle ne pouvait s'empêcher de penser à revenir à sa vie de patachon.

Cette contradiction, cette insatisfaction permanente, la minait.

Elle fut sortie de sa rêverie brutalement par la voix contrariée de son patron :

—     Si seulement un dixième de ces personnes passait notre porte... mais non, elles préfèrent s'attabler devant un bibimbap délocalisé... grognait-il en lorgnant le restaurant voisin.

La jeune femme ne pouvait s'empêcher de sourire face au contraste joyeux qu'offraient ces deux établissements aux passants de la rue Dalayrac. Mais elle n'avait pas les mêmes regrets que son patron qui ressemblait à s'y méprendre à son illustre homonyme.

Céleste appréciait les habitués, une clientèle essentiellement constituée d'intellectuels, de fonctionnaires de la BNF et de personnes âgées vivant dans le quartier. « Des bons gros bourges, quoi ! » se moquaient ses amis.

Elle n'en avait que faire. Ses petits vieux, elle les appréciait revêches et bien grincheux. Elle adorait les découvrir petit à petit. Ils avaient tous des histoires originales, tristes ou d'un banal affreux. Le cuir de leur peau lui rappelait celui des livres les plus précieux.

Si bien que, lorsque M. Cambon, entendait la clochette de la porte tintinnabuler et voyait qu'il s'agissait d'une personne d'un âge respectable, il grognait un amical :

—     Céleste, c'est pour toi.

La Corbeille Où les histoires vivent. Découvrez maintenant