Prologue

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Couchée en chien de fusil, elle blottit sa poupée contre sa poitrine. Elle sentit son petit cœur battre si fort qu'elle craignait qu'il ne rompe. Au rez-de-chaussée, s'animait un étrange manège. La fillette entendit les paroles incompréhensibles de sa mère et les réponses tout aussi farfelues de sa sœur cadette. Elle ferma les yeux pour ne plus écouter cette scène de ménage quotidienne. Un paysage noir s'étala sur ses pupilles et elle les rouvrit aussitôt.

Elle se redressa dans la couche habitée par les punaises. Le matelas souleva un tas de poussière. Ses orteils glacés se posèrent lentement sur le paquet. Elle se dirigea vers la porte et appuya doucement sur la poignée. Il ne fallait surtout pas faire de bruit afin de ne pas déranger sa mère et sa sœur, voilà ce que lui disait son père à chaque fois qu'elle osait faire un mouvement de trop. Elle prit toutes ses précautions pour ouvrir la porte de sa chambre qui grinçait tout le temps. La bonne avait oublié de mettre de l'huile et elle risquait de se faire gronder pour son imprudence. Pieds nus, et tel un automate, elle avança dans les escaliers. Toutes les portes de l'étage supérieur étaient ouvertes pour laisser entrer un peu de chaleur émanant de la cheminée. Des brises glaciales parcouraient la maison instable, les murs semblaient onduler sous l'effet des bourrasques. Sa mère éclata subitement de rire, faisant sursauter la fillette. Elle n'avait pas peur du noir, simplement des événements qui se déroulaient sous ce toit. Tout en se mordant la lèvre inférieure jusqu'au sang, elle mit un pied sur la marche de bois. Il ne faut pas que maman entende, il ne faut pas que maman entende, se répétait-elle sans cesse.

Arrivée en bas, elle se dirigea vers la source de lumière. Toutes les pièces étaient plongées dans une inquiétante pénombre. Et ce fut dans la spacieuse salle à manger que la petite fille vit cette scène terrible dont elle tentait de rester indifférente. Enceinte jusqu'aux yeux, sa mère tenait tant bien que mal une bouteille d'alcool à moitié vide. Elle sentait la transpiration, rance et désagréable d'une femme qui ne prend jamais soin d'elle. D'ordinaire si coquette, la jeune femme arborait une vieille robe de bonne grise décorée de tâches de vin. Avachie sur sa chaise, elle postillonnait, crachait et parlait à un être invisible. En face d'elle, complètement endormie ronflait sa fille cadette Marie-Hélène. Sous le dossier coulait une flaque jaunâtre.

— Voilà ce que tu as fait.

Elle n'avait pas vu son père, reculé dans un coin de la salle à manger, l'air vide et absent.

— Voilà ce que tu as fait, répéta-t-il calmement. Tous ces malheurs qui s'abattent sur nous, Dieu m'avait dit qu'il arriverait malheur.

L'homme continuait de regarder sa femme et sa fille plonger dans un délire toujours plus dangereux. Il poussa un soupir à fendre l'âme comme si la scène qui se déroulait sous ses yeux l'ennuyait et requérait un soupçon d'action. Plongé dans le noir, il s'avança lentement et Mollie put le voir. Une barbe sale et hirsute lui mangeait la moitié du visage mais contrairement à sa femme, il arborait une tenue de gentilhomme propre. Son regard noir brillait de tristesse et de colère.

— Le médecin nous l'avait dit. Nous ne l'avons pas écouté. Il a senti la noirceur de ton âme avant même que tu sortes du ventre de ta mère. Le pasteur nous l'avait prédit. Pourquoi n'avons-nous pas suivi ses recommandations ?

Un long silence s'ensuivit. Le bois qui se mettait à se consumer dans la cheminée craqua brusquement.

— Hein, pourquoi ? hurla l'homme. Pourquoi n'avons-nous pas choisi de t'abandonner ? Nous sommes des gens trop bons et ta mère ne voulait surtout pas te perdre après t'avoir porté autant de temps. Pourtant elle souffrait.

Devenu fou, le père de Mollie se rapprocha de sa fille et l'empoigna par le col de sa robe. Et ce fut une pluie de coups de pieds, de poings, de morsures qui s'abattit sur son petit corps. Elle lui hurla d'arrêter, de reprendre ses esprits. Mais cela ne faisait qu'envenimer sa haine. Un long moment s'écoula jusqu'à ce que la fillette, le visage boursouflé et la lèvre fendue ne ressente plus le supplice que lui faisait subir son père. Elle ne sentit pas sa colonne vertébrale cogner contre les marches de l'escalier. Elle ne sentit pas le sang et les larmes s'entremêler et qui formaient un mélange amer dans sa bouche. Elle ne sentit pas sa tête cogner violemment contre le mur de sa chambre quand son bourreau l'y projeta. Mais elle devina la rage, le désespoir qui le saisit lorsqu'il se mit à clouer les manches de sa robe aux murs, assénant coup de marteau sur coup de marteau contre le bois sec. Jusqu'à ce que certaines lattes du mur explosent. Puis tout se calma. La bave aux lèvres, les yeux exorbités, son père lui caressa tendrement la joue et lui murmura :

— Il n'y a pas meilleur endroit pour toi ma fille.

Il se mit à pleurer. Sincèrement. Il l'a pris dans ses bras. Paralysée, Mollie fixait un point invisible dans la chambre. Elle restait parfaitement neutre, comme si rien ne s'était passé. Son ingrédient secret était la patience. Attendre que son père ait terminé et qu'il quitte la pièce. Aucune larme n'apparut sur ses beaux yeux clairs.

Il finit par s'en partir. La porte grinçante se referma, cloîtrant le monstre dans un univers de miséricorde.


Le sang du bonheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant