L'Orbe Pourpre arrive au croisement, exécute une giration, puis poursuit son chemin dans la rue adjacente. Léa attend quelques secondes que le bruit mécanique s'estompe, puis s'arrache de la pénombre. Il faut faire vite, le drone suivant ne tardera pas à passer. Elle traverse la route déserte, s'introduit dans une poubelle renversée et guette la machine dont le vacarme est déjà audible. Elle se recroqueville et plusieurs détritus tombent le long de sa nuque, souillant sa chevelure d'un brun d'automne. Elle s'en moque et reste figée tandis que l'Orbe passe, plagiant au millimètre la trajectoire du précédent.
Elle sort de la poubelle et, après avoir vérifié d'un coup d'œil que rien de comestible ne s'y trouve, court à la cachette suivante. Trente secondes, c'est le laps de temps entre le passage de chaque Orbe. Elle se faufile dans une ruelle et se rencogne dans l'encadrement d'une porte fermée par un rideau de fer. Des impacts ont déformé le métal, ceux qui habitaient cet immeuble ont tenté de forcer une sortie avant d'y mourir de faim. Léa ne se préoccupe plus de ce type de détails sordides, elle constate simplement que sa maigreur a du bon pour se dissimuler dans un abri si précaire.
La nuit est totale au-dessus d'elle, aucune lune ou étoile ne perce le linceul nuageux qui recouvre la cité. Les lampadaires sont constamment allumés, distillant leur aura jaunâtre sur les pavés, et de violentes bourrasques balayent les artères de la ville. La pluie est diluvienne, mais au moins a-t-elle le mérite d'avoir débarrassé la chaussée des cadavres dont elle était jonchée il y a deux ans. Les rues conservent cependant un aspect accueillant : les hauts immeubles conservent une certaine majesté et les branchent effeuillées des arbres s'élancent vers le ciel avec élégance. Tout, jusqu'au goudron des routes, éveille la nostalgie en elle.
La nostalgie de la ville avant la Semaine Rouge, avant l'installation des Orbes Pourpres même ! Elle se souvient de la vie qu'elle a menée en ces murs. Pas la peine de se leurrer, ça n'avait pas été une partie de plaisir : son Bruno qui travaillait jour et nuit ; Hugo et Manoé qui s'éloignaient d'elle ; Thomas, le petit dernier, qui avait la santé fragile... Et elle qui devait les porter à bout de bras pour éviter que la famille n'implose. Pourtant, envers et contre tout, elle avait aimé cette vie. Aujourd'hui, ces souvenirs ne font que la ronger. Ils lui rappellent qu'il y a eu un monde avant les égouts, les Catacombes et les tunnels de métro. Ils lui rappellent que Paris n'a pas toujours été une tombe à ciel ouvert.
Presque aucun des survivants ne se risque à la surface. Léa fait partie des rares exceptions, une différence existe entre elle et les infortunés qui sillonnent les souterrains. Une différence qui s'appelle Thomas. Encore un petit garçon lors de la catastrophe, le seul de ses fils qu'il lui reste.
Hugo, son aîné, est mort pendant la Semaine Rouge. Elle se souvient de son visage surpris lorsque la seringue d'un Orbe lui a perforé le dos. Il était tombé à la renverse et l'avait fixée, ne semblant pas saisir ce qu'il lui arrivait. Mais elle, elle l'avait compris immédiatement. Elle avait compris pourquoi Bruno avait cet air soucieux depuis des semaines, elle avait compris le silence du général Mériadec à propos du front qui se rapprochait dangereusement de la ville. Elle avait su que, désormais, toute vie à la surface serait impossible. Alors elle avait pris la bonne décision, la plus terrible. Elle avait attrapé Manoé et Thomas par le bras et s'était jetée dans la station de métro, abandonnant son aîné à l'agonie... Elle voit encore ses yeux la nuit, dans ses cauchemars. Les yeux de l'enfant qu'elle a laissé mourir seul.
Manoé a été une tout autre affaire, elle avait cru pouvoir compter sur lui. Il avait très vite pris la mesure de la situation, et la disparition de son frère l'avait autant ébranlé qu'elle. Pendant un an, il avait veillé sur Thomas pendant qu'elle faisait ses escapades à la surface. Il avait évité, comme elle, de se mêler aux tensions qui avaient secoué les groupes de rescapés affamés et leur avait même trouvé une cachette dans les Catacombes. Il avait intégré plus vite qu'elle que c'était moins des morts du passé que des vivants du présent qu'il fallait se méfier. La vitesse à laquelle il s'était adapté à ce nouveau monde l'avait effrayée, mais n'avait-elle pas fait de même ?
Pourtant, Manoé avait fini par commettre une erreur : il avait fait confiance à un autre groupe. Il l'avait naïvement sermonnée, expliquant que si la confiance entre les derniers survivants disparaissait, il aurait mieux valu mourir quand les Orbes avaient attaqué. Elle l'avait conjuré, supplié, de ne pas rejoindre ces inconnus, mais il ne l'avait pas écoutée. Alors, elle avait changé de repaire. Cet autre groupe n'aurait eu aucun mal à arracher à Manoé l'endroit où Thomas et elle se cachaient, et elle ne pouvait prendre ce risque. Son dernier fils ne peut pas disparaître, ne doit pas disparaître !
Thomas est pâle, souffreteux, petit pour son âge. Après la catastrophe, il n'a plus eu la force de marcher ni même de se lever. Elle s'est battue pour qu'il survive, mais, chaque jour, la nourriture est plus difficile à trouver et, chaque jour, il faiblit. La situation est intenable depuis des mois déjà. Elle regrette que ses deux autres fils ne soient plus là pour l'aider, mais le temps des regrets est passé depuis longtemps.
Elle se cache derrière un abribus tandis qu'un Orbe passe, puis s'engouffre dans la bouche d'égout menant à son antre. Elle dévale l'échelle quatre à quatre et arrive dans l'atmosphère embuée et rassurante des souterrains. Alors qu'elle se dirige vers l'amoncellement de bouts de métal et de pans de tissu qui lui sert de logis, elle est soudain prise d'un mauvais pressentiment. Quelque chose n'est pas normal. Elle regarde autour d'elle, mais rien ne lui saute aux yeux. Peut-être se fait-elle des idées ? Elle a peu mangé ces dernières semaines pour donner sa part à Thomas, il est temps de prendre un jour de repos. Elle pousse le manteau déchiré qui fait office d'entrée à leur abri et lance :
- Je suis de retour ! J'ai dégoté des boîtes de conserve dans une maison de la Butte-aux-Cailles.
Elle s'immobilise. Thomas, le teint lie-de-vin et les yeux révulsés, est inerte. Elle le secoue, l'embrasse, mais rien n'y fait. Elle remarque de piqûre qu'il a dans le cou, la même que celle de la seringue qui a tué Hugo. Mais c'est impossible, les Orbes ne descendent pas dans les souterrains ! Pourquoi maintenant, après deux ans ? Pourquoi ici ? Pourquoi son fils ?
Elle le berce doucement dans ses bras, enfouissant ses larmes dans les loques qu'il porte. Elle veut hurler, mais n'en a plus la force. Thomas était l'ultime espoir pour lequel elle avait enduré tout cela, l'espoir qu'un jour les portes de la ville se rouvriraient et que ce cauchemar cesserait enfin. Elle se relève en cajolant son enfant au creux de sa poitrine, puis remonte l'échelle et retrouve le vent et la pluie.
Pour la première fois depuis des mois, elle contemple la splendeur apocalyptique de ce qui l'entoure : le halo safrané des réverbères, la fureur du vent, la froideur de l'eau. Elle vit. Mais vivre pour quoi, vivre pour qui ? Elle s'avance sur la chaussée d'une démarche maladroite. Ses jambes sont engourdies et Thomas si lourd dans ses bras... Elle trébuche et tombe à genoux, relève vers le ciel son visage lavé par les larmes et la pluie.
Le bruit métallique d'un Orbe approche. Elle ferme les yeux et a un dernier soupir.
VOUS LISEZ
Orbes Pourpres
Science FictionParis, 2060. L'Europe est tombée sous le joug de la Fraternité eurasiatique, super-Etat dont la doctrine d' "Unité humaine" consiste à faire disparaître l'Histoire et la culture pour unifier les peuples. Depuis deux ans, les Orbes Pourpres, des dron...