Orbes Pourpres

Chapitre 15 : Détruire le Monde

Mes muscles et mes os me tiennent debout, mais toute force m'a quitté, je pourrais m'effondrer comme un château de cartes. Simon et Donovan sont morts. Nathaniel est un Orbe. Ma mère et mon frère ont disparu. Et Jack est un assassin. Toutes ces informations, ces révélations, bouillonnent dans ma tête. Se perdent, s'entrechoquent, se superposent. Je n'arrive plus à ressentir ni haine ni tristesse.

La respiration de Jack finit par se calmer et les mouvements qu'il fait pour se mutiler le visage se font moins violents. Je n'ai pas essayé de l'arrêter. Maintenant que je connais son identité, je ne veux que le voir souffrir. Il est comme mon père, un fanatique de l'Unité qui a perdu de vue la réalité. Lui aussi est un meurtrier, c'est son poison qui s'est répandu dans les artères de Paris.

Sham s'avance silencieusement vers la fenêtre, enjambe le corps de Donovan sans sourciller et récupère le fusil que j'ai laissé contre la vitre. Elle inspecte la crosse et le chien, regarde dans le chargeur pour vérifier que j'y ai bien laissé des munitions, puis le referme quand elle a confirmation. Elle revient ensuite vers nous et pose le canon sur le front de Jack.

- Ça, c'est de la part de trois millions de tes victimes. dit-elle.

Elle presse la détente, j'ai juste le temps de me jeter sur elle pour dévier le tir. Nous basculons tous les deux tandis que la balle fuse avec un bruit tonitruant. Mes oreilles sifflent à cause du coup de feu alors que j'essaye de me redresser, mais Sham se relève la première et abat son pied sur mon torse pour me maintenir au sol.

- Pourquoi l'as-tu défendu ? s'exclame-t-elle. Toi aussi, tu as compris ce qu'il a fait !

Son pied est une enclume, impossible de me dégager, j'ai même du mal à respirer.

- Calme-toi. dis-je, à bout de souffle. Je t'en prie, calme-toi... Il y a eu assez de morts comme ça, c'est déjà assez compliqué pour que...

- Pour que je n'en rajoute pas ? achève-t-elle, acerbe. Comme si je pouvais rajouter quoi que ce soit à cette situation merdique !

Elle ôte son pied, mais me donne quand même un coup violent dans les côtes avant de s'éloigner. Je serre les dents et réprime un juron. J'aurais dû penser à aller chercher ce fichu fusil, maintenant elle contrôle tout de cette situation épineuse. Je me relève en toussant et, cette fois-ci, c'est moi qu'elle met en joue. Sa silhouette se découpe dans la lumière ténue de l'extérieur, lui donnant un aspect spectral. Cette fille pourrait bien être ma mort.

- Je suis tentée d'ajouter quelques cadavres. assène-t-elle. Après ce qui vient d'arriver, après ce que je viens d'apprendre, pourquoi devrais-je l'épargner ? Et pourquoi devrais-je te faire la même faveur, Manoé Longval ?

Elle a formulé mon nom avec dégoût, comme si le prononcer suffisait à salir sa bouche. Je la comprends, ce nom me révulse autant qu'elle. J'aurais voulu l'oublier, l'amputer comme un membre gangrené. Mon père n'a été présent à aucun moment significatif de mon existence, excepté les démonstrations de force de la Fraternité : la destruction de la Tour Eiffel, l'autodafé de la collection du Louvre, l'inauguration des Orbes Pourpres dans Paris... Il m'a même placé dans une École de l'Humanité, comme on jetterait un condamné dans la fosse aux lions.

Je n'ai jamais compris comment ma mère Léa, douce et intelligente, avait pu s'attacher à un homme si obnubilé par son travail et ses idéaux. Je ne sais pas non plus pourquoi mon frère Hugo l'a suivi sur ce chemin. Lui aussi devait se sentir délaissé, ce qui l'a poussé à vouloir faire partie du monde de ce père si distant. Il m'en parlait tendrement, comme si, en le connaissant mieux, il devenait un être différent, mais je n'y ai jamais vu que des illusions. Mon père a peut-être eu trois fils, mais le seul de ses enfants qui l'intéressait était Omnys. Un ordinateur d'une complexité démente qu'il a passé des années à perfectionner, voilà la seule progéniture qu'il a jamais souhaitée. Il nous avait tous abandonnés bien avant sa disparition pendant la Semaine Rouge.