L'amitié hostile

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Je pose mon verre délicatement après avoir bu une large gorgée d'alcool fort. Je regarde autour de moi, l'appartement de Franck, un ami de longue date. Un deux pièces de banlieue : un vestiaire donnant sur un salon avec cuisine ouverte, un couloir minuscule avec une chambre en face de la salle de bain minuscule. Un loyer hors de prix, j'imaginais, à cinq minutes de l'université, cinq minutes à pied de la guerre et à peine le double à proximité des commerces. Je m'enfonce dans le canapé et une grimace se fige sur mon visage. Je reste cloué pendant un instant, un pas dans le néant. Plus rien n'arrêtera sa chute. Le mot « irréversible » prend tout son sens quand on voit le corps d'un individu sans vie. Le sort est jeté. Plus rien ne la fera revenir. Une légère ivresse parvint à libérer ma pensée. Je garde les yeux fermés encore un instant pour ne pas voir le corps étendu, là derrière lui. Le corps de la compagne de mon meilleur ami. Je la connaissais bien. Anna, une jolie blonde avec de grands yeux noirs qui étaient pleins de supériorité. Je ne l'appréciais pas plus que ça. Elle ne l'empêchera plus de voir ses potes, pensais-je. Il la regarde, reprends le pouls comme s'il ne l'avait pas déjà fait. Quel espoir a-t-il ? Que doit-il faire ? Je fixais mon attention sur lui, plutôt que de voir la morte qui n'offrait aucune perspective

Il me faut maintenant réfléchir, ne plus penser à la colère qui l'a amené à lui infliger ce coup mortel. Il sera le principal suspect dans quelques minutes, quelques heures. Ce n'est qu'une question de temps. J'observe autour de moi, mais je ne peux que constater la situation, il me faut penser. Impossible. Le téléphone retentit. C'est celui de sa femme. Ce son strident répété résonne dans ma tête. Je jette un œil. Je connais ce nom. C'est celui d'une amie. Le message apparaît : "T'es où ?" L'étau se resserre. Nous sommes paralysés.
Elle n'est morte que pour nous. Partout ailleurs, et pour tous, elle vit encore. Franck reste prostré, il fait de la peine à voir, les cernes se creusent sous ses yeux livides, je ne reconnais plus mon ami.

Je me lève, l'observe, lui souris :  "Viens prendre un verre," lui dis-je. Je jette un regard sur le coupable désigné et je l'interroge du regard.
 - Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"demandais-je "On s'est battus, je l'ai poussée", répondit-il simplement. 

- C'était un accident ?", proposai-je.
« Oui, évidemment" paraissait être la meilleure réponse à formuler. Il ne dit rien. Je le vois effondré, il me fait pitié. Je veux l'aider. Ses yeux sont éteints.
"Quelqu'un t'as vu ? Non ? Ben alors ! On va attendre la nuit et on s'débarrasse du corps au fond du fleuve et c'est réglé." lui dis-je.  Il ne devait pas s'attendre à ce genre de dénouement mais ce genre de scénario qui lui retirait toute culpabilité devenait une perspective attrayante. Une lueur étrange brille dans ses yeux, je mets ça sur le compte de la fatigue nerveuse. Il hésite, veut s'expliquer et s'effondre. Ils articulent difficilement et formulent un semblant de justification. "J'étouffais moi tu sais ? C'était Franck ceci, Franck cela, ce n'était jamais assez bien : pourquoi j'ai quitté mon boulot ? Pourquoi je fumais à l'intérieur, et pourquoi je laissais la vaisselle, tu t'rappelles quand je restais après le match, les scènes qu'elle faisait ? Et moi j'avais le droit de rien dire quand elle était avec ses copines... et tu sais qu'elle revoyait son ex ? J'ai pété un câble ! Elle s'est plantée devant moi en mode : Bah ! Vas-y ? Qu'est-ce que tu vas faire ? Au début je l'ai empoignée pour qu'elle bouge. Et tu sais quoi ? Elle me tenait tête, elle me mettait des coups de latte, à moi ! Une folle je te dis. J'ai vu rouge. Je sais plus ce qu'il s'est passé, je l'ai secouée... d'abord puis elle résistait alors je l'ai ruée de coups, des claques, des baffes, des coups de pied même ! Ma tête lui a fait exploser l'arcade sourcilière... Elle se débattait toujours... alors de tout mon poids je l'ai plaquée au mur, et je sais plus... Elle s'est enfin arrêtée..."

Il avait besoin qu'on l'écoute, j'étais son ami après tout. C'était un monologue entrecoupé de sanglots, une crise verbale, un flot de paroles secoué par des hoquets, la respiration était lourde. Ça semblait si facile d'enlever une vie, elle gisait, là, le visage couvert d'hématomes, la bouche tordue, des rigoles de sang avaient coulé le long de son nez, de ses joues, ses cheveux emmêlés étaient collés à ses plaies. 


C'est au beau milieu de la nuit, après plusieurs verres consommés dans un silence proche du mutisme, hébétés et ahuris, que nous sortons enfin de l'appartement. Quelques rares lumières brillent aux fenêtres qui surplombent la chaussée où la voiture est garée, à cette heure si tardive de la nuit. Nous portons à bout de bras le corps sans vie de la femme qu'il aimée, autrefois et tentons de la poser dans le coffre. Nous partons sans même savoir s'il y a eu des témoins. C'est une fuite tranquille, calme et sans haine. Ça semble être une formalité et tout découle comme s'il s'agissait d'un geste banal : une simple course à faire.
Le sommeil qui suivra sera réparateur, sans rêve mais long comme après une journée de travail. Il oubliera probablement un jour le meurtre et la culpabilité comme s'il s'agissait d'un autre que lui, qui avait commis le crime. Il se sera persuadé que c'était elle qui l'avait provoqué. C'était de sa faute s'il avait agi ainsi. Il n'y était pour rien après tout. C'est ce qu'il dira aux gendarmes quand il sera interrogé. Nous sommes les seuls à connaître la vérité. Notre secret est un pacte secret scellé. Il n'y aura pas d'autres témoins. L'enquête trouvera des indices imperceptibles de lutte dans le salon, les autorités remonteront jusqu'à moi. Je tenterais bien de dire à l'avocat commis d'office que j'avais aidé mon ami à cacher le corps. Je reconnaîtrai ma complicité, mais pas ma culpabilité. Je n'y étais pour rien. Et puis je finirai peut-être bien par avouer que c'était sa faute après tout, je décrirai la situation et préciserai comment il en est arrivé à commettre l'irréparable, mais personne ne trouvera cet ami imaginaire qui n'existait que dans mon esprit troublé.

Terreurs nocturnesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant