Quelle drôle d'expérience de se réveiller un matin et de réaliser qu'il vous manque un des cinq sens. C'est ce qui m'est arrivé, un beau jour, je n'ai plus eu de goût. J'avais déjà entendu parler de ce trouble et de plus en plus de personnes avait témoigné de cette perte momentanée. Quelle déception de ne plus ressentir le plaisir de goûter du chocolat ou bien d'avaler des plats en sauce sans saveur. Chaque aliment a le même goût, on se rappelle bien de l'amertume du citron ou le plaisir du sucre, il n'en reste en bouche qu'une sensation liée à leur texture. Ça ne m'empêcha pas de vivre mais quand le lendemain, la perte de l'odorat suivit, je fus déstabilisé. On ne réalise pas à quel point le parfum du café le matin peut avoir un effet sur notre humeur, ou bien le parfum qu'on met quotidiennement sur soi provoque une sensation agréable qui est proche d'un sentiment de séduction lié à une sorte de domination. J'abordais donc ma journée sans avoir goût à la vie. Cette expression prenait tout son sens et je pouvais témoigner que mon existence commençait à être fade. La perte de saveur jouait sur mon moral. La vie se poursuivait tout de même et je tentais de me réjouir de ne plus avoir à supporter les mauvaises odeurs qu'il y a en ville ou celles provenant de certaines personnes.
Mais le lendemain, la sensation d'être confortablement installé dans un cocon rassurant ne dura pas longtemps, alors je prolongeais le plaisir de rester au fond de mon lit. Je n'avais aucune raison de me précipiter, le réveil n'avait pas encore sonné et pourtant je sentais que j'avais dormi d'un sommeil réparateur, je finis par ouvrir un oeil sur l'heure affichée par des bâtonnets rouges. Et à ma grande surprise, il etait déjà plus de 8H. J'aurais déjà dû être au bureau, et dans ma précipitation, je n'entendis pas le froissement de la couverture que je retirais, ni le bruit de mes pieds qui touchaient le sol. Je pensais à une otite mais je ne ressentais aucune douleur. Probablement un bouchon de cérumen... La probabilité que cela touchât les deux oreilles en même temps me paraissait extraordinaire. Je n'entendis plus aucun son. Pas même quand je déglutissais ma salive ou que je m'efforçais de marmonner, les cordes vocales vibraient sous mes doigts mais ne semblaient pas résonner dans ma boîte crânienne. Je regardais mon téléphone qui s'illuminait, je décrochais par réflexe mais immédiatement, je réalisais la stupidité de mon geste. Il s'agissait du numéro de mon supérieur, mais je ne pouvais savoir si je lui coupais la parole ou si ce que je disais était cohérent. J'essayais de prononcer que j'étais malade, je m'excusais. J'annonçais que j'allais prendre rendez-vous chez le médecin. Je ne serai pas là... Je raccrochais.
Il fallait vivre l'expérience du manque pour se rendre compte de ce que cela faisait de vivre sans entendre. J'étais incapable d'utiliser le téléphone pour prendre rendez-vous avec un docteur, même en passant par une application, les prochains créneaux disponibles l'étaient dans trois semaines. Je fulminais. Machinalement, j'allumais la télé, mais très vite, je réalisais, qu'à part les chaînes d'infos où le contenu est parfois écrit sur des bandeaux défilants en bas de l'écran, ça devient vite ennuyeux. Même en réglant la télévision, de sorte qu'en mettant les programmes avec des sous-titres, bien des scènes de super productions comme les films d'action, censées être extraordinaires, se révélaient insipides sans les effets sonores.
Je me décidais à me rendre aux urgences. Je parvenais à me rendre à l'accueil mais très vite, il leur fallut écrire sur un papier leur réponse que j'étais incapable d'entendre. Je patientais pendant des heures dans une salle bondée. Je souris à l'idée de ne pas avoir à supporter les discussions de mes voisins qui semblaient chuchoter pourtant, ni les enfants qui jouaient bruyamment. Cela durait des heures et je n'arrêtais pas de penser qu'une infirmière allait venir m'appeler sans que je puisse le savoir. La journée se terminait sur mon immobilité, je suis resté avec mon infirmité, sans manger, de peur que je rate le moment où l'on viendra me chercher. Enfin, on me conduisit auprès d'un médecin qui m'ausculta, il observa et constata ce que je savais déjà. Je scrutais ces mimiques et il me sembla qu'il avait l'air contrarié. Après m'avoir manipulé, il ne parvenait pas à me rendre l'ouïe. Il signa un arrêt de travail et griffonna le numéro de téléphone d'un de ses confrères et me ramena dans le couloir. Je rentrais aussi diminué que je l'étais. Je me sentais désemparé. Je me promenais quelques temps et observais le silence de la nuit tombée. La ville animée avec sa circulation, son flot de passants révélaient un certain attrait sans ses bruits. Je me réjouissais comme je pouvais mais l'idée de ne plus pouvoir entendre de musique m'attrista.
C'est dans la solitude de ma surdité que je passais ma première nuit, entrecoupée de songes où il me semblait entendre des bruits, des voix mais chaque fois que j'ouvrais les yeux, le moindre raclement de gorge me renvoyait à mon infirmité. Je finis par me retourner dans mes songes, me réfugiant dans l'espoir que cela cessât et puis je me réveillai à nouveau. Comment expliquer cette nouvelle impression, comme si plus rien ne m'atteignait. Je ne sentais même plus la couverture sur mon corps. Je compris très vite que je ne sentais plus du tout mon corps. J'avais beau essayer de faire craquer mes articulations en m'étirant, non seulement je n'entendais toujours rien mais en plus il me semblait m'être retourné le petit doigt en voulant provoquer une sensation. Ça paraissait incroyable de perdre la sensation du toucher. Et pourtant... Cette sensation tactile qui semble tellement naturelle quand vous ressentez que l'eau est trop chaude, que la lame du couteau a entamé les premières couches de peau, que le verre d'eau est correctement posé sur vos lèvres pour ne pas perdre une gorgée. Ne plus rien ressentir s'avère être le coup de grâce, je n'avais plus de plaisir à rien. J'étais un être de glaise, anesthésié. Je perdais la notion de ma propre dimension. Je me heurtais aux chambranles de portes, mon pied se cognait aux pieds de chaise, sans provoquer la moindre douleur. Ne plus entendre de musique était une souffrance, mais ne plus sentir la caresse d'une paume sur mon corps me découragea totalement.
J'ignorais ce que j'attendais... Peut-être l'espoir que mes sens reviennent comme ils étaient partis. Mes yeux étaient les derniers vestiges d'un corps qui dysonctionne, je regardais par la fenêtre pendant des heures sans rien faire. Les heures semblaient interminables, je repensais à mes parents, à mes souvenirs d'enfants. Je sondais en moi des souvenirs heureux. Je me rappelais des moments en famille, avec mon frère et ma soeur, les amitiés. Les souvenirs de vacances, nos jeux, les premières amours. Dans le fond, j'avais eu une vie heureuse sans vraiment m'en rendre compte.
Et puis, du fond de ma mémoire est revenu ce souvenir lointain, alors que j'étais enfant, je jouais dans le parc et il y avait cet adulte qui se dandinait pour marcher, il parlait comme un enfant et encore avec beaucoup de difficultés. Il promenait un chien minuscule et il arrivait que des enfants du quartier lui donnent le surnom de "Titi". "Eh Titi ! J'ai tué ton chien ! » disait un enfant d'à peine sept ans à Titi. Et l'homme qui était tétraplégique prononçait douloureusement, en découpant chaque syllabe comme le ferait un enfant en bas âge : "Non ! C'est pas vrai." Tandis qu'il regardait son chien au bout de la laisse. L'enfant du quartier m'avait défié de lui dire la même phrase que lui. Et j'avais répété bêtement, comme un être influençable, la même phrase que lui et Titi répondait avec la même naïveté que c'était pas vrai. Ce que j'ignorais, c'est que Titi avait un père qui connaissait le mien et quand il a su que j'avais menacé d'avoir tué le chien de son fils handicapé, il m'avait attrapé par le col et m'avait dit : "Sombre crétin ! Tu te rends compte de l'horreur que tu as dite à mon fils ? Il faut être insensible ma parole ! Tu ne ressens vraiment rien mon pauvre garçon !" Je m'étais attendu à prendre une dérouillée mais les mots m'avaient cloué au sol bien plus qu'une baffe qui aurait rougi ma joue quelques jours. Ses paroles m'avaient marqué bien plus qu'une gifle. Et encore aujourd'hui, je me sentais honteux de ce que j'avais dit.
Le lendemain, je ne parvenais plus à penser à autre chose qu'à cette histoire et à ces paroles que j'avais finies par oublier "INSENSIBLE", "TU NE RESSENS RIEN ?" En effet, je ne ressentais plus rien, mes yeux s'ouvrirent sur l'obscurité totale, la décrépitude de mon organisme avait cette fois atteint mes globes oculaires. Il me semblait bien que j'ouvrais grand mes paupières, l'immensité opaque m'avait englouti.
J'étais perdu dans mon propre corps, avec cette culpabilité renaissante.
VOUS LISEZ
Terreurs nocturnes
HororRecueil de nouvelles fantastiques dont chaque chapitre explore un point de vue différent en jouant sur les codes du fantastique : qu'est-ce qui est réel ou surnaturel ? Où est la normalité ? Où se situe la frontière entre le bien et le mal ? Chaque...