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CHAPITRE 4.

Comme lui avait prédit Matt, la porte menant sur le toit n'était pas verrouillée. Oria est bien contente d'avoir pris son gros pull. Elle rabat la capuche sur sa tête.

C'est assez grand, et surtout, c'est vide. L'étudiante s'assoit par terre, contre un mur et ramène ses genoux contre son buste. D'ici, elle peut parfaitement voir les étoiles. Elles brillent fort malgré la lumière de la ville et la pollution.

La jeune femme sourit de soulagement, elle se sent mieux. Ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, elle sort de sa poche son papier à lettre et son stylo.

Quand elle ne va pas bien, c'est toujours à son père qu'elle se confie, même encore aujourd'hui alors qu'il n'est plus là. Oria lui écrit une lettre sous un champ de points lumineux et, lorsqu'elle a fini, elle la scelle dans une enveloppe qu'elle fait ensuite brûler.

Ça peut sembler stupide, comme s'il pouvait la lire ou même lui répondre, mais quand elle avait 11 ans, juste après l'accident, sa mère lui lisait un livre le soir. Dedans, une fille avait perdu son père, tout comme Oria. Et c'est ce qu'elle faisait. Elle écrivait puis brûlait la lettre, disant que son père était dans les étoiles et qu'il recevrait ses mots à travers la fumée qui grimpait.

Sa mère lui avait alors proposé de faire la même chose parce qu'elle avait conscience que sa fille avait toujours été plus à l'aise avec son père pour se confier. Oria a accepté.

Quand elle a eu 15 ans, Hannah lui a donné le briquet de son père. L'étudiante l'a toujours sur elle. Elle s'installe correctement et commence à écrire :

"Papa,

Je sais que comme toujours, tu me regardes de là-haut. Tu as les yeux posés sur moi à longueur de journée. Donc tu sais de quoi je vais te parler. Ça ne fait que quelques heures que j'ai posé les pieds sur le sol new-yorkais, et j'ai déjà envie de repartir. Tu me manques tellement...

En venant ici, j'ai l'impression que maman a effacé ta présence de nos vies. Et la mienne aussi, par ailleurs. Que s'est-il passé ?

Je te rassure, Marc est un homme charmant et il a l'air de prendre soin de maman. J'ai discuté avec lui tout à l'heure. J'étais touchée par l'attention qu'il a eu, d'essayer de me rassurer. Mais ce n'était pas à lui de le faire. Ce n'était pas son rôle. Et visiblement, elle n'en a strictement rien à faire. En deux mois, nous nous sommes tant éloignées...

Elle me manque.

Mais tout est de sa faute.

Elle a décidé seule d'un tournant de notre vie. Et ce sans me porter la moindre importance. C'est aussi de ma vie qu'il s'agit. Je suis contente que maman soit heureuse, mais je ne conçois pas le fait qu'elle ne se rappelle pas nous. New-York est une jolie ville, mais je vais avoir besoin de temps pour m'habituer à la vie constante dans la rue.

J'ai pu voir ma nouvelle université. J'irai dans la même université que Matt (le fils de Marc). Il a l'air gentil et aussi doux que son père.

Papa... que dois-je faire avec maman pour qu'elle me comprenne ?

Tu me manques, je t'aime.

Oria"

Une ou deux larmes s'échappent de ses yeux, vagabondes et douloureuses. Elle rebouche son stylo et le pose à côté d'elle. Elle se relit rapidement. Oria a horreur des fautes d'orthographe. Elles peuvent gâcher tout un texte.

Puis, elle s'applique à rabattre les pans de la feuille, bien bord à bord pour finalement la plier soigneusement et la glisser dans l'enveloppe. Elle la referme comme pour protéger un secret, dossier confidentiel que nul ne doit voir ou lire. En un sens, telle est la nature de cette lettre : une discussion privée entre son père et elle.

Son père était fumeur. Aussi loin qu'elle puisse s'en rappeler, il a toujours utilisé ce briquet pour allumer sa cigarette. Elle n'avait pas le droit de sortir avec lui dans ces moments-là pour ne pas inhaler la fumée toxique qui s'en dégageait.

Mais elle était comme hypnotisée par le bout du tube qui brûlait. Elle regardait par la fenêtre le papier se consumer dans une lueur sombre dont elle n'avait jamais pu voir la couleur. Il lui avait promis qu'un jour, son briquet lui reviendrait, mais qu'elle avait interdiction de l'utiliser pour fumer.

Oria se perd un instant dans la contemplation du motif gravé sur le métal froid. C'est une lune en mandala, très simple mais jolie. Elle le retourne et passe son doigt sur les initiales gravées de l'autre côté : "OS LS" pour Oria Smith et Luc Smith. Il les avait gravées pour elle, comme pour marquer leur existence, leur amour.

Cependant, elle n'a jamais compris pourquoi les initiales de sa mère n'apparaissaient pas. La jeune femme devait avoir 8 ans ce jour-là et elle lui avait demandé si un jour il la laisserait toute seule. Il lui avait promis qu'ils seraient toujours ensemble. Mais la vie en a décidé autrement.

Oria soupire et place la flamme au coin de l'enveloppe jusqu'à ce qu'elle se mette à brûler. Elle regarde le papier se consumer lentement, tout comme cette cigarette qui la fascinait, enfant.

L'écrin et la lettre se décomposent, dévorés par le feu. Ses pensées, ses interrogations, ses sentiments disparaissent en fumée, complètement carbonisés. Les cendres s'envolent, se dispersent dans le vent faible et elle sent son cœur un peu plus léger comme si ses tracas les plus lourds s'envolaient eux aussi dans cette fumée grisâtre.

Elle reste ainsi encore un moment, les yeux dans les étoiles, l'esprit dans un autre monde. Sa musique s'achève. Alors, elle se lève, range ses affaires dans ses poches, lance une nouvelle playlist et redescend. Il est très tard et elle prend conscience que ses membres sont gelés. Elle est complètement frigorifiée.

Sans un bruit, elle referme la porte d'entrée et range ses chaussures. Le silence plane dans l'appartement. Elle retourne dans sa chambre, enfile enfin le pyjama qu'elle avait sorti quelques temps plus tôt et se glisse sous sa couette. La chaleur des draps l'enveloppe tendrement et malgré le matelas bien plus confortable que celui qu'elle avait avant, elle ne trouve pas le sommeil. Son esprit est resté sur le toit.

À force de changer de position, se tourner, se retourner, puis recommencer encore et encore, elle s'endort enfin.

ColorlessOù les histoires vivent. Découvrez maintenant