Recode

Mille-quatre-cent-soixante-trois

"On a bouclé" se dit Duo en frissonnant.

Il remua frénétiquement les stylets encreurs au fond de la grille. Il y en avait des milliers.

Abasourdi, il s'adossa au mur.

Il était donc déjà venu exactement au même endroit, avait fait les mêmes gestes, bousculé la tablette et laissé tomber un stylo, boucle après boucle, reset après reset. Ce n'était pas la première fois qu'il tentait de sauver Nvi, d'arrêter ses assassins, d'embrasser Magic; c'était son ... millième essai ?

Et leur plan, leurs messages ?

R et sa clique avaient dû détruire toutes les instructions. Le processus de réhabilitation avait effacé les messages sur son bras.

Depuis des jours et des jours, il se faisait réimplanter une puce, rentrait chez lui, puis se réveillait après le déploiement comme s'il avait passé une mauvaise nuit. Il recommençait alors exactement au même point, deux jours plus tôt, en ayant complètement oublié les derniers événements.

Pas étonnant qu'il soit éreinté.

Il se rappela son réveil chez lui, il y a deux jours: son doigt lui faisait mal ; il était plus crevé que jamais, il n'y avait plus de bawnies ...

Bon sang ! Combien de temps avaient-ils répété la même boucle ? Deux jours fois mille, ça ferait... deux mille ... divisé par... trois-cent-soixante-cinq : cinq ans !

Il entreprit de compter les stylets encreurs accumulés au fond de la grille, les rassemblant par paquets de dix. Vingt. Trente... Cinquante... Cent. Des tas de cent maintenant. Deux-cents. Trois-cents. Quatre-cents. Cinq-cents. Et... Mille. Mille-cinq-cents. Mince. Et cent de plus.

Mille-six-cents ! Cela faisait presque dix ans.

Il se releva en chancelant, pris de nausée : il devait à tout prix sortir de ce cauchemar. Le système s'était grippé, tournant dans le vide, sans que l'algorithme ne corrige quoi que ce soit. Comme si un événement pareil était normal.

Après s'être rhabillé, il agrippa la poignée en face de lui et la tira de toutes ses forces ; elle était coincée. Il se mit à tambouriner dessus en hurlant, jusqu'à ce que la soignante-co entre par l'issue qui se trouvait derrière lui.

— Mais, que faites-vous, Monsieur Telni ? Veuillez laisser cette armoire tranquille ! lui intima-t-elle en lui agrippant le poignet.

 — On boucle depuis des années ! lança l'agent en serrant les dents. C'est pour ça que tout déconne dans cette ville !

— Il faut vous calmer ! Vous n'avez pas de raison de vous énerver. Je comprends que vous soyez effrayé, toutefois nos indicateurs de satisfaction ont battu un nouveau record le trimestre passé. Tout va bien se dérouler !

Le jeune debugger éclata en sanglots.

— Non, ça ne va pas bien se passer. Ce n'est pas vous. Nous sommes pris au piège, vous comprenez, pris au piège !

— Ne vous en faites pas, dit-elle d'un ton rassurant, vous n'êtes pas obligé de terminer la procédure à l'instant.

Elle retourna son col et reprit avec calme :

— Vu votre état, je ne peux que vous recommander chaudement de reprendre le protocole. Une fois votre processeur remis en place, un programme se chargera immédiatement d'apaiser votre angoisse.

Après avoir regardé vers le plafond un instant, elle leva ses lunettes double vision, puis plongea son regard dans le sien.

— Bon...