4. 1m50 de révolte

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A nos treize ans, nous découvrîmes l'effroyable puissance des périodes de ruts et de chaleurs.

Je me souviens parfaitement du jour où Lumi s'effondra devant moi dans la rue, brusquement agité de convulsions et brûlant comme si un brasier le rongeait de l'intérieur. Lorsqu'il tourna ses grands yeux bleus vers moi, j'y décelai une telle souffrance que mon estomac se tordit d'angoisse et me fit perdre tous mes moyens.

Ce fut Lumi, pourtant plié en deux de douleur et le cœur au bord des lèvres, qui eut le réflexe d'interpeller une passante pour lui demander de l'aide. Il lui expliqua calmement sa situation pendant que je continuais à trembler de tous mes membres à ses côtés, bouleversé par l'état dans lequel je venais de le voir. La vision m'avait été insupportable. Voir mon ami si fort, si vif, si courageux, s'écrouler brutalement à mes pieds fut un choc qui me marqua profondément.

Lumi fut transporté à l'hôpital puis gardé en observation deux jours. La puissance de ses chaleurs était due au fait que ce soit les premières, mais elle ne durèrent pas longtemps et mon ami reprit très vite le contrôle de son corps. Je me rappelle encore de la surprise des médecins quand, à peine quarante-huit heures après son admission à l'unité de soin pour omégas mineurs, ils le trouvèrent assis sur le rebord de sa fenêtre, ses jambes se balançant tranquillement dans le vide, un grand sourire collé au visage.

Puisque Lumi n'avait pas de famille, on expliqua à un responsable du foyer comment réagir si une telle situation se reproduisait et j'écoutai absolument chaque détail. La culpabilité de ne pas avoir su comment réagir pour apaiser les souffrances de mon ami m'avait rongé pendant plusieurs jours. Lumi avait beau me dire que cela n'avait aucune importance et que c'était sa faute parce qu'il avait laissé la surprise l'envahir, j'étais inconsolable. J'avais eu peur. Terriblement peur de le perdre.

Par la suite, Lumi prit des inhibiteurs et ses périodes de chaleurs furent largement maîtrisées.

Ma première période de rut apparut moins d'un mois après. Nous jouions au basket quand je sentis soudainement ma tête tourner et mon estomac se contracter. Je dus m'appuyer contre un poteau pour reprendre ma respiration et me mis à trembler sans cause apparente. Au début, je crus que je faisais une insolation ; nous courions depuis deux heures et je n'avais quasiment pas mangé avant de venir. Pourtant, je sentis rapidement que c'était quelque chose de bien plus pernicieux que cela.

J'avais beau boire des litres d'eau, la chaleur de mon corps ne faisait que s'intensifier et je commençais à haleter comme un vieux chien, incapable d'aligner deux pensées ou de me relever du banc sur lequel je m'étais affalé.

Lorsque Lumi s'approcha de ce dernier, je saisis brutalement son avant-bras et le tirai vers moi. Horrifié, je me rendis compte que quelque chose en moi était irrémédiablement attiré par lui, et le brasier dans mon ventre s'enflamma de plus belle. Ses grands yeux indigos glissèrent calmement sur moi et il posa sa main sur la mienne, toujours crispée autour de son bras. Ce contact m'électrisa, me forçant à m'éloigner d'un coup, comme si je venais de me prendre une décharge insupportable.

— J'crois que c'est mon tour, parvins-je à baragouiner entre deux halètements stupides.

Je captai le rictus amusé de Lumi à travers ma vision embrumée et le frappai mollement pour l'empêcher de se foutre de moi.

A mon tour, je fus emmené à l'hôpital et on me donna des suppresseurs tout en m'expliquant comment agir si je me faisais à nouveau surprendre par mes ruts.

Après cela, tout revint à la normale, à un détail près. Depuis mon éveil en tant qu'alpha dominant trois ans plus tôt, mon père, qui jusqu'ici semblait aussi intéressé par moi que par sa première paire de chaussettes, redoublait d'attentions envers moi. Il ne cessait de m'exhorter à venir vivre à ses côtés et ne tarissait plus d'éloges à mon égard. Lui, l'homme qui avait passé sa vie à m'ignorer et à me procurer le moins d'attention possible, semblait désormais m'ériger au rang de demi-dieu.

Je refusai toutes ses propositions. Inlassablement. Alors il s'énerva.

Il traina l'affaire en justice et accusa ma mère de négligence afin de récupérer ma garde dont il n'avait que faire quelques années auparavant. Je me rappelle d'une matinée où ma mère et moi fûmes convoqués pour la énième fois au tribunal. Je sentais que ma génitrice commençait à se résigner et à perdre de sa combativité. Au fond, elle ne me chérissait pas plus que cela ; lutter de toutes ses forces pour me garder n'avait aucun intérêt.

Ce matin-là, j'étais animé d'une rage si féroce qu'elle faisait trembler mes poings. Je leur en voulais à tous les deux. Terriblement. J'aurais aimé les faire disparaître de la surface de la Terre pour que plus jamais ils ne viennent éclater la petite bulle de bonheur que j'avais misz tant de temps à façonner autour de moi.

Quelques minutes avant l'audience, je tournais comme un chien enragé dans le parc devant le tribunal lorsqu'une petite silhouette jaillit de derrière un buisson. Je reconnus immédiatement les cheveux blancs et réceptionnai le corps agile de Lumi entre mes bras. Ce dernier me serra de toutes ses forces contre lui puis plongea son visage dans mon cou.

— Les laisse pas gagner, grogna-t-il contre ma peau. Les laisse pas t'enlever à moi.

Je resserrai mon étreinte autour de sa taille et contractai la mâchoire à m'en faire mal.

— Jamais, tu m'entends ? Jamais ils ne nous sépareront. Je les tuerais avant ça.

Je sentis Lumi frissonner contre moi et j'enfonçai mes doigts dans ses mèches opalines.

Lorsque nos deux corps se séparèrent, j'étais animé d'une détermination si puissante que j'aurais pu briser à mains nues le tribunal.

L'audience fut courte. A chaque argument de mon père, j'en avançai un plus cruel, plus agressif. Je l'accusai de m'avoir maltraité quand j'étais plus jeune et de vouloir me marier de force avec la fille d'un de ses collègues. Je lui inventai une vie extra-maritale – qui, a fortiori, n'était certainement pas si fausse que cela – et des problèmes avec toutes sortes de substances illicites.

Avec une sorte de satisfaction féroce, j'assistai à la décomposition de mon père et de toutes ses belles phrases toutes faites qui me donnaient envie de lui vomir dessus.

Le juge refusa que je parte avec lui et, à la seconde où le verdict fut rendu, j'adressai un grand sourire moqueur à mon géniteur dont l'air horrifié me fit jubiler.

J'avais gagné. Non... Nous avions gagné, Lumi et moi, contre cette ignoble société qui semblait s'être donnée pour mot d'ordre de nous séparer.

Qu'ils viennent tous. Qu'ils essayent de nous éloigner l'un de l'autre. Et je les détruirais tous un par un sans le moindre état d'âme.



NDA : Coucou, je ne laisse pas beaucoup de notes à la fin de cette histoire mais j'espère que ces premiers chapitres vous plaisent ! N'hésitez pas à voter et à laisser un petit commentaire, ça fait toujours super plaisir :)

A l'ombre de ton sourireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant