9. Plus jolie qu'une fleur

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Le jour de mes dix-neuf ans, je rencontrai Alma. Alma, elle était plus jolie qu'une fleur et plus douce que du coton. Ça, c'était la version officieuse que je ne gardais que pour nous deux, dans l'intimité de la chambre et la discrétion de la nuit. Officiellement, elle était bonne et pas trop conne.

J'avais fait l'erreur de dire une fois à Lumi que ses yeux brillaient plus qu'une météorite et depuis il m'appelait le tyrex. Parce qu'il disait qu'elle allait me détruire comme ces cons de dinosaures.

Alors je gardais le romantisme pour nos moments privilégiés à deux, loin de mon abruti de meilleur ami. Pourtant, ce dernier avait beau se moquer de ma niaiserie, il s'entendait bien avec Alma. Il faut dire qu'elle avait tout pour plaire : elle était douce, intelligente et dotée d'un sens de l'humour particulièrement ravageur. Lumi et elle passèrent des soirées entières à se tordre de rire sur le canapé tandis que je leur préparais à manger. Parfois, c'était de moi dont ils se moquaient. Mais je me contentais de darder un regard faussement réprobateur sur eux et les observais se tenir les côtes, à deux doigts de s'écrouler par terre tellement ils étaient hilares.

En réalité, rien de ce qu'ils disaient ne me touchait. Ils auraient pu proférer les pires abominations sur moi que j'aurais été heureux. Parce que rien n'était plus beau que cette vision de mon meilleur ami et de la femme que j'aimais rire ensemble et s'entendre parfaitement bien. Combien de fois les ai-je couvé d'un regard débordant d'amour avant de vite détourner les yeux pour éviter les moqueries de Lumi ? J'étais heureux... si heureux que j'avais souvent l'impression que mon cœur dégoulinait comme de la guimauve dans mes veines.

Pendant toute une année, nous fûmes tous les trois inséparables. Nous passâmes d'innombrables soirées à nous bourrer la gueule sur le canapé tout en refaisant le monde, nous partîmes en voyage pendant quatre mois pour découvrir le continent et nous fîmes les quatre cents coups juste comme ça, parce que ça nous amusait.

Alma s'adaptait à tout et était d'une ouverture d'esprit incroyable. Au retour de notre voyage, elle fit toutes les démarches nécessaires pour ouvrir sa propre agence de tourisme responsable et il ne lui fallut que quelques mois pour faire sa place. Elle était avenante, sociable et débrouillarde, tout ne pouvait que marcher pour elle.

De mon côté, une bonne fée semblait m'avoir pris sous son aile. Un jour, alors que je faisais mon footing habituel, je rencontrai un jeune homme blessé sur le bord de la route. Je décidai donc de lui porter secours et identifiai immédiatement une fracture de stress tibial due à l'aggravement d'une périostite tibiale non traitée : blessure récurrente chez les coureurs. Après avoir fait les premiers gestes pour atténuer sa douleur, je commençai à lui donner plusieurs conseils sur comment traiter ce genre de blessures et l'éviter. Nous en vînmes à parler près d'une heure, le temps que je le traîne jusqu'à l'hôpital le plus proche, et j'appris qu'il était l'égérie d'une maison de haute couture. Sans réellement comprendre quel potentiel il avait décelé en moi, il me proposa de devenir son coach sportif. Comme ça. J'hésitai quelques secondes. Puis je vis le nombre de zéro sur la fiche de salaire. Alors j'acceptai.

C'est ainsi qu'Alma et moi fîmes nos premiers pas dans la vie professionnelle et nous épanouîmes quasi instantanément. Je n'avais jamais songé à cela et pourtant, faire de ma passion mon métier fut la chose la plus satisfaisante qu'il m'arriva cette année-là. Maël – le fameux mannequin – était adorable quoique franchement sarcastique, et nous nous entendîmes immédiatement à merveille.

En voyant les progrès phénoménaux qu'effectuait mon élève, plusieurs autres célébrités me contactèrent et j'eus rapidement un répertoire plus chargé que celui d'un ministre.

J'étais aux anges.

Lumi en revanche semblait s'être enfermé dans une spirale infernale faite de violence et d'injustice. Ses fréquentations n'aidant pas, il participait de plus en plus à des combats clandestins dont il revenait de plus en plus défiguré. Lorsqu'enfin il décidait de reprendre sa vie en main, ses potentiels employeurs trouvaient toujours une excuse pour le congédier, que ce soit pour son apparence, son manque de motivation ou juste le fait que ce soit un omega. Alors Lumi vrillait et resombrait. Il retournait se battre pour extérioriser sa haine, mais sa gueule tuméfiée rebutait tous ceux qui auraient pu l'embaucher. Bref, il s'enfonçait dans des abîmes de violence et de solitude auxquels j'assistais complètement impuissant.

Parce que Lumi avait changé.

Il ignorait les mains que je lui tendais et fuyais de plus en plus notre appartement qui resplendissait de nos succès respectifs avec Alma. Cette dernière vivant quasiment chez nous, je me doutais que cela pesait sur mon meilleur ami, même s'il ne m'en disait rien.

Plusieurs fois, j'essayai de lui en parler, mais il chassait le sujet d'un geste de la main avant de m'adresser un sourire moqueur.

— Je sais que tu peux pas garder ta queue rangée plus de deux jours donc je comprends que ta meuf squatte ici, me disait-il avant d'éclater de rire.

Et moi je restais silencieux, à observer ses yeux indigos dont la couleur se ternissait de jour en jour, à compter les tâches de soleil qui constellaient son nez déformé par les combats et à regretter le temps où son immense sourire ne sonnait pas si faux.

J'étais désemparé. J'avais l'impression que l'ami le plus cher à mon cœur m'échappait petit à petit. Et ça me faisait un mal de chien.

Une seule fois je crus retrouver le Lumi d'antan. Nous avions décidé un weekend de partir bivouaquer en montagne et avions passé des heures à rire et à nous lancer des défis. La nuit tombée, nous nous emmitouflâmes dans nos doudounes et sortîmes observer les étoiles. Ce fut là, allongé sur la couverture de fortune que nous avions emmenée et les bras croisés derrière la tête, que Lumi énonça ces quelques mots :

— Tu crois qu'il y en a une là-haut qui veille sur moi ?

Je tournai la tête vers lui et mes yeux s'attardèrent sur la ligne cabossée de son nez, sur la longueur de ses cils qui accrochaient les faibles lueurs de la nuit. Il me parut particulièrement vulnérable, avec ses cheveux blancs tombant devant ses yeux et son regard plein d'espoir rivé vers le ciel.

Alors je me mis de nouveau à contempler les étoiles et réprimai la boule qui commençait à se former dans ma gorge.

— Oui, sans aucun doute.

Un petit rire me parvint, mais il sonna si creux que j'eus envie de pleurer.

Lumi tendit une main vers les étoiles et son poing se referma dans le vide avant de se desserrer lentement. Une envie irrépressible me prit d'enfermer cette main entre les miennes, de la blottir contre mon cœur et de ne plus jamais la laisser s'éloigner. J'aurais aimé avoir la réponse aux questions de mon ami, être capable d'atténuer cette souffrance poisseuse qui semblait le ronger de l'intérieur. Mais j'étais complètement perdu.

Finalement, Lumi ramena sa main contre son corps et ferma les yeux avant de chuchoter d'une voix cassée :

— Je suis tellement fatigué...

Je ne sus jamais si ces mots faisaient référence à cette journée ou à sa vie toute entière.

A l'ombre de ton sourireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant